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Loin des préoccupations citadines, les affres d'une agriculture sinistrée

S. rajuste son voile de soie qu'elle a du mal à épingler. Elle ne le porte que depuis quelques jours, m'expliquant qu'il la protège du regard des hommes, ce viol intime qu'elle dit subir au quotidien. S. ne se sent plus que corps, avide objet de désirs. Au chômage depuis 5 ans, cette ingénieure agronome n'a plus d'existence sociale dans un présent inutile et un avenir oblitéré.

Sur les ondes d'une radio nationale, le ministre tunisien de l'agriculture décline les difficultés d'un approvisionnement céréalier au coût renchéri des marchés actuels, les nécessaires contrôles de qualité, les problèmes de rentabilité... Il en vient à aborder l'embauche des diplômés de son secteur : sur 11 000 dossiers de candidature d'ingénieurs agronomes, de techniciens et autres cadres, il n'a que 473 postes à proposer dont près de la moitié devra être réservée aux demandeurs d'emploi des zones déshéritées.

S., qui attendait une ouverture de perspective, reste scotchée de stupeur, c'est pire que tout ce qu'elle pouvait imaginer mais le ministre suggère des regroupements de jeunes compétences, fraîchement diplômées, en sociétés de mise en valeur pour lesquelles devront être alloués des crédits et proposé un encadrement pour la gestion des terres.

Isolée par son long chômage, enfoncée dans sa dépression, S. sait qu'elle est victime d'une double peine : celle d'une agriculture sinistrée qui n'offre aucune perspective ni à la production ni à l'emploi ; et celle d'être femme, diminuée dans un secteur très masculin. Elle ne sent pas de taille à tenter cette aventure où les petits exploitants de terres morcelées plongent sous l'expansion productive de grands propriétaires terriens favorisés par l'État depuis de nombreuses années, après avoir fait main basse sur les terres domaniales ; cette prise de risque pour elle serait doublée de la concurrence des exploitations allouées à des étrangers autrement outillés et financés.

Elle ne s'imagine pas bataillant contre les circuits de distribution, n'escompte même pas parvenir jusqu'à l'exportation sous exigence de certificat d'origine, de qualité des produits labellisés sans pesticides et calibrés, vers des marchés fermés auxquels on ne parvient qu'à travers un labyrinthe administratif et le dédale des réseaux de connaissances. Même les groupements de développement agricole, bien plus costauds, se heurtent à de telles difficultés qu'ils ne payent plus depuis huit mois leurs jeunes salariés, des condisciples qui ont eu plus de chance qu'elle à l'embauche.

S. est blême sous son voile brun et je me sens tout à fait déplacée à partager avec elle la nouvelle conquête des femmes tunisiennes, la parité sur les listes électorales, une gloire internationale dont on ne cesse de gloser. Je renonce à lui faire signer une charte citoyenne où il est question d'égalité. La liberté pour elle, la citoyenneté, c'est travailler.

Je me tais, refusant de la payer de mots. De mon univers de privilégiée surprotégée, je mesure entre elle et moi le décalage générationnel, social, identitaire. Loin de mes préoccupations d'une élite citadine, je laisse cette ombre de jeune femme s'en retourner vers sa province, son coran et ses prières pour plus de patience, de pardon et de sérénité.

Nadia Omrane

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