Alternatives citoyennes
Des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Mai 2011
Le « boujadi » Farhat Rajhi, à l'origine d'un poujadisme tunisien ?

Monsieur Farhat Rajhi, ministre de l'intérieur (par accident) pendant quelques semaines et actuel président (par compensation) du Haut comité des droits de l'homme et des libertés fondamentales, vient de créer le buzz sur le net, dont il prétend à présent ne pas connaître l'impact ni la capacité de nuisance, après en avoir fait l'apologie dans son interview filmée. En quelques heures jeudi, il avait déjà près de 15000 fans et 12 pages Facebook de supporters prêts à organiser son corps de défense place Jeanne d'Arc où se trouve le bureau de cette instance officielle, créature de l'ancien régime pour concurrencer la Ligue tunisienne des droits de l'homme.

Ce dit « monsieur propre », tout de même Procureur de la République, est-il à ce point naïf, bahloul, pour donner une interview à un journal en ligne inconnu de tous et dont le site se trouve aujourd'hui comme par hasard désactivé alors qu'il fonctionnait hier ? Véritablement, ne se savait-il pas filmé, dans une prise de vue très nette en bonne qualité d'image, aucunement flottante et dans un plein champ ? Pouvait-il faire de telles confidences en « off », dans la prétendue méconnaissance des « fuites » organisées par des journalistes à la recherche de scoop et jamais étouffés par la déontologie, car le croustillant du journalisme, c'est précisément le « off », le reste étant langue de bois ?

Parlant à des journalistes, cet habitué du secret de l'instruction pouvait-il s'exprimer « comme on parle à sa femme dans sa salle de séjour », selon l'explication donnée par son ami Maître Lazhar Akremi ? Était-il plus ministre d'intérieur que ministre de l'Intérieur ? Heureusement qu'il a été dégagé !

Est-il seulement irresponsable et gravement léger pour chatouiller ainsi les susceptibilités régionales, en dressant le Sahel contre l'intérieur du pays : d'abord en enfonçant des portes ouvertes car tous les politologues et sociologues savent que depuis 55 ans le pouvoir est aux mains des Sahéliens et que la permanence de tout pouvoir est de se continuer ; puis au mépris de la réalité d'un gouvernement provisoire issu de toute les régions en attendant une Assemblée élue au plan national ?

Cherchait-il directement la bagarre avec l'homme de l'ombre, Kamel Ltaief, qui aussitôt éructa sur les ondes et à la télé, menaçant de poursuites judiciaires non seulement Farhat Rajhi mais le journaliste Sofiène Ben Hamida de Nessma TV ? Là encore, l'ancien ministre de l'Intérieur dévoile un secret de polichinelle, quoi que s'en défende Kamel Ltaief : tous les journalistes qui traversèrent les premières années de l'ancien régime ont été gavés, dans les salles de rédaction, de la toute puissance de cette éminence grise à qui l'on prête le grand coup de main pour un coup d'État le 7 novembre 1987 ; tous les observateurs de la scène politique tunisienne, les militants de partis ou de la société civile, les intellectuels, le tout-venant savaient que se diffusaient dans le landernau tunisien les rumeurs qui tenaient lieu d'information sur l'empire de Kamel Ltaief et de sa traversée du désert jusqu'à son retour fracassant, car ce serait faire injure à son omnipotence que de ne pas lui reconnaître sa part dans la révolution...

Faudra-t-il faire parler les morts que nous devrions laisser en paix, tels feu Mohamed Charfi, Dali Jazi et Hichem Gribaa ? Ou faudra-t-il rouvrir la presse à scandale ou les livres-pamphlets de Nicolas Beau qui, de Paris, relayèrent la parabole de son itinéraire - grandeur et décadence de la douleur du pouvoir - à partir de tous les borborygmes du ventre de Carthage, des raclures de bidet et des bruits de chiottes qui ont nourri l'analyse politique de la situation tunisienne tandis que l'âpreté de parvenus dépeçant le patrimoine excluait de cet accaparement les candidats potentiels ou déjà sur le coup ! Une guerre de gangs, en somme...

Enfin Farhat Rajhi déstabilise-t-il innocemment les institutions ? Il accuse le Premier ministre de mentir, comme si l'on ne s'était pas aperçu que Beji Caïd Essebsi bottait chaque fois en touche et pour ainsi dire «  mentait » par omission. Le président Chirac eut pour surnom « super menteur » et l'icône Obama ne ment-il pas au monde entier ? Toute la malice du politicien se condense dans ces évitements et travestissements. Que monsieur Rajhi ait été forcé à la « démission » pour ne pas lui faire perdre la face apparaît aujourd'hui, après son coup d'éclat, comme une bonne chose. D'autant que la façon dont il a distribué les visas aux partis politiques selon ses dires, avec largesse au départ plus strictement ensuite, témoigne de sa cohérence et son équité envers ces formations politiques...

Last but not least, il s'en prend à la seule institution qui fait jusqu'ici le consensus national, par sa loyauté et sa protection des citoyens. Quelles que puissent être les ambitions du général Rachid Ammar, c'est lui faire un procès d'intention que d'insinuer qu'il pourrait préméditer un coup d'État « à l'algérienne », si d'aventure Ennahdha gagnait les élections. Jusqu'ici, le général Rachid Ammar n'a pas pris le pouvoir qui était à portée de sa main, que chacun lui offrait comme un fruit mûr, l'appelant comme un recours. Et puis un scénario d'une armée garante de la civilité de l'État comme en Turquie est de toute façon une option politique dans toutes les têtes et dans toutes les bouches, sans qu'il faille l'imputer au général Ammar en personne.

Et comme une cerise sur le gâteau, Farhat Rajhi oriente les regards vers le voyage récent de Rachid Ammar au Qatar en accompagnement du ministre de la Défense qui, tout professeur de médecine qu'il est, ne doit pas connaître grand-chose aux affaires militaires : voilà que l'accusation implicite de connivence avec l'ancien régime, quelque part au Qatar, fait son chemin dans les esprits ! Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! Mais comment, en objection, ne pas soulever plutôt l'hypothèse que le général Ammar pourrait être allé traiter de la question libyenne au Qatar, seul pays arabe entré dès le départ dans la coalition avec l'OTAN contre le régime de Kadhafi ?

Toutes ces perfidies font-elles de Farhat Rajhi un « khbith », un bon père de famille retors, entré déjà en campagne électorale avec « son manteau et ses lunettes », car ce Candide, qui ne prétend rien connaître à la comm', a bien capté le fonctionnement subliminal de ces attributs symboliques rassurants que sont « le manteau et les lunettes » du bon père tranquille !

Du coup, les citoyens lui emboîtent le pas et le dépassent dans des manifestations partout dans le pays dénonçant les basses manoeuvres des politiques et l'immortalité du Politique ! Notre « boujadi » d'ex-ministre de l'Intérieur sera-t-il à l'origine d'un poujadisme à la tunisienne ?

Nadia Omrane

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