Alternatives citoyennes
Des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Mai 2011
La Révolution tunisienne met-elle « la patrie en danger » ?

Saluée par le président Obama dans son dernier discours au monde arabe et par Oussama Ben Laden dans son ultime message à la Omma, la Révolution Tunisienne est devenue un obscur objet de désir pour le système capitaliste américain et pour le système totalitaire jihadiste.

C'est en effet à la nébuleuse d'Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) que le ministère tunisien de l'intérieur rapporte l'appartenance des trois terroristes (dont deux sont morts) qui ont semé la panique, la blessure et la mort de deux militaires tunisiens à Rouhia, petite commune du centre ouest de la Tunisie près de Siliana, qui fut ces dernières semaines le théâtre de grands désordres. Selon des informations consécutives de la police, plusieurs activistes d'AQMI, infiltrés par les frontières libyenne et algérienne, sont supposés se cacher sur le territoire tunisien et après deux présumés kamikazes interpellés à Tataouine, d'autres suspects détenteurs d'armes et de matériel sophistiqué de télécommunication ont été arrêtés, en parallèle à la lutte contre le grand banditisme. La population tunisienne aux aguets est incitée à rapporter à la police tout mouvement suspect, comme du reste elle a su se mobiliser à Rouhia.

De même, la classe politique tunisienne a resserré les rangs autour de l'armée qui s'est retrouvée une fois de plus en première ligne. Les appels à l'unité nationale dépassant les divergences partisanes se sont relayés. Ainsi le Premier secrétaire du mouvement progressiste Ettajdid, Ahmed Brahim, intervint parmi les premiers pour dénoncer ces menées subversives et appeler à la défense de la patrie avec des accents lyriques empruntés au poète communiste Louis Aragon célébrant une résistance commune contre le nazisme :

Quand les blés sont sous la grêle fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles au coeur du commun combat

Sur une même longueur d'ondes, en phase avec ce tocsin, il est rejoint entre autres par l'un des leaders du mouvement islamiste Samir Dilou, dans une même conscience nationale du danger qui place sur une même ligne de front

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Que l'un fut de la chapelle et l'autre s'y dérobât

Au cours des funérailles du lieutenant colonel Ayari, c'est tout l'aréopage politique qui se rassembla tandis que Cheikh Mourou côté à côte avec son frère rival Rached Ghannouchi récita la prière de l'absent.

Malgré certaines formes de scepticisme, à rapporter à certaine accusations récentes contre l'état major de l'armée nationale sur qui fut jeté le soupçon de programmer un putsch, et malgré les rumeurs de manipulation de l'information, la population tunisienne se trouve désormais acquise à une prévention contre les tentatives de complot ou de contre-révolution. Cette dernière, imputée à l'ancien régime, n'aurait pas cessé depuis sa chute d'organiser saccages, incendies et troubles dans tout le pays.

Il n'y pas de doute donc que la Révolution tunisienne a fait basculer le pays dans une zone de turbulences du fait des projets de revanche et d'opportunités de désordre auxquels se prête un pays provisoirement déstructuré, après une période de stabilité fictive sous la chape de plomb de la dictature. D'autant que la géopolitique n'aide en rien à ramener le calme, avec le régime moribond du colonel Kadhafi, les opérations de l'OTAN qui auraient vainement tenté de trouver un appui en territoire tunisien... Laboratoire d'expérimentation d'une Révolution démocratique en terre arabo-musulmane, la Tunisie est devenue un modèle de transition perturbante et perturbée, objet de convoitise et de vengeance.

Mais c'est de la population elle-même que vient surtout le tumulte d'une liberté encore mal apprivoisée. Chacun veut prendre sa revanche sur un passé douloureux et délétère, craint d'être dépossédé de SA Révolution et se jette à corps perdu dans des réclamations et des protestations, sur le fond légitimes mais conjoncturellement inopportunes, d'autant plus que ces appels à l'unité nationale oblitèrent le réveil démocratique et gomment la question sociale.

Mais avec un taux réduit à moins de 1%, la croissance bat de l'aile. Le nombre des demandeurs d'emploi bondit à 700 000 et le taux de chômage avoisine 40 à 46% dans les régions de l'intérieur ; il est de 22% pour ce qui concerne les diplômés de l'enseignement supérieur tandis que l'évaluation d'une population active à 86% sans le baccalauréat interdit la perspective d'un développement économique à haute valeur ajoutée.

De nombreux investisseurs étrangers ont mis la clé sous la porte et l'on a retenu de justesse la British Gas qui menaçait de se délocaliser sous l'effet des grèves et des sit-in. De nombreux entrepreneurs tunisiens feront faillite si l'on ne réévalue pas les dommages à leur verser. Le tourisme s'effondre, d'autant que les arrestations de suspects se font à Djerba où a été réduit cette année le pèlerinage juif, pourvoyeur de devises. L'agriculture sinistrée rapportant moins de 8% du PIB voit ses paysans pressés de faucher une moisson de céréales ou de légumineuses moisie par des pluies à contretemps ou menacée d'incendie par des bandits contre-révolutionnaires.

Il n'est jusqu'aux appétits de pouvoir de formations partisanes «  chevauchant la révolution » qui ne soient à l'origine de feux de brousses qui s'éteignent ici et se rallument là. La transition démocratique n'est pas une sinécure pour le gouvernement et elle semble mettre à ce point la patrie en désordre et à deux doigts de la faillite que certains en viennent à regretter les heures lourdes d'une si douce dictature : « la Révolution 7kaya fargha » entend-on ici et là, tandis que d'autres prophétisent un package électoral combiné aux Émirats pour Ennahdha.

Au centre ville de Tunis, lieu de tous les désordres, les commerçants baissent leurs rideaux sous la concurrence sauvage d'étals qui proposent à bas prix une marchandise de contrebande : devant leurs tiroirs-caisses rouillés, les commerçants réguliers ricanent de l'admiration d'Obama pour le petit vendeur de rue qui, à l'égal de Rosa Parks, ouvrit par sa mort flamboyante une nouvelle perspective à la République tunisienne.

C'est d'ailleurs Obama qui vient à la rescousse, proposant une enveloppe de deux milliards de dollars pour la Tunisie et l'Egypte, aide à peu près équivalente de celle que pourrait consentir la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD). Le G8 où se rendra le 26 mai le Premier ministre tunisien devrait proposer également un semblant de plan Marshall à la Tunisie.

Les Tunisiens ne veulent pas d'un marché de dupe ; ils savent qu'à l'instar de l'Allemagne et du Japon, puis du Portugal et l'Espagne, l'argent est le nerf de la guerre contre tous les périls et que la démocratie se construit sur son plateau.

La Tunisie est pour l'Europe et surtout pour les États-Unis, pour le marché libéral et les intérêts des multinationales, une porte d'entrée vers la Libye source d'énergie et vers le coeur de l'Afrique riche de minerai où se joue une course contre la Chine prête à les exploiter. Comme en Ukraine ou en Géorgie ou au confins du Caucase et de l'Asie centrale, une jeunesse en ébullition portant tee-shirt blanc à l'image de l'écharpe orange ou de la casaque bleue, manipulant symboles, slogans et tweets, a allumé le feu sacré de la Révolution démocratique soufflée par quelques think tanks : il a embrasé un peuple sec comme du bois mort et couru sur la rive sud de la Méditerranée vers la terre promise au grand capital.

Dans cette partie de poker menteur, la Révolution tunisienne semble fonctionner comme le va-tout d'un projet pour le nouveau siècle américain : mise provisoirement en danger, la patrie tirera-t-elle de cet Obama-deal le gros lot démocratique ?

Nadia Omrane

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