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8 Mars : du pain, des mimosas et des droits constitutionnels

Selon un sondage de Sigma Conseil paru dans le quotidien Le Maghreb (6 et 7 mars), 82% des Tunisiens ont peur de l'avenir. Non, ils ne sont pas inquiets d'un prétendu complot contre le gouvernement que des ministres d'Ennahdha ont ressassé dans les médias, aussitôt démentis par le secrétaire d'État du ministre de l'intérieur. Belle unité de voix au sein du gouvernement ! Dans toute autre gouvernance un peu sensée et veillant à sa crédibilité, des ministres qui raconteraient n'importe quoi, accuseraient sans preuves et affoleraient la population seraient immédiatement débarqués. Chez nous ils perdurent, récidivent et se transmettent de l'un à l'autre l'art de la baliverne redoutable, la palme revenant au ministre de l'enseignement supérieur qui, malgré des mois d'assaut fondamentaliste de la faculté de la Manouba, attend encore que « ça dégénère » pour intervenir !

Donc les Tunisiens ont peur d'un avenir obscurci, mais pour des préoccupations plus immédiates, plus vitales. En effet, la cherté de la vie, la baisse du pouvoir d'achat, la précarité de l'emploi, sont leurs soucis prioritaires. Et dans ces 82%, bien que les statistiques ne soient pas différenciées selon le sexe, ce sont les femmes assurément qui ont un noeud à la gorge de ne pas savoir de quoi demain sera fait.

Ce sont elles en effet qui, fées du logis et invisibles gestionnaires du budget des ménages, sont les mères-veilleuses, celles qui courent du bureau au foyer, attrapent au passage quelques légumes pour le repas du soir, ramènent sous leurs bras ou accrochés à leurs jupes leurs enfants laissés chez la nounou ou à l'école. Elles gèrent à leur manière une économie familiale de crise, savent mieux que l'INS (Institut National de la Statistique), que l'inflation pour ce mois de février a augmenté de 5.7% l'indice des prix à la consommation par rapport à l'an dernier : tout est concerné par cette hausse, les denrées alimentaires, la santé et l'enseignement, les loisirs quand on se les offre, et bien sûr l'eau et l'électricité. En des gestes répétitifs, elles rationnent l'eau, éteignent les lumières, réduisent le chauffage. Elles négocient chez l'épicier du quartier un moratoire de leurs crédits, signent des chèques anticipés à la pharmacie, passent au marché par les étalages du fond, les moins bien achalandés et ramassent même, comme on le voit sur les marchés de France pour les travailleurs pauvres, les légumes desséchés, les fruits abîmés, toute une fanaison tombée des cageots. Elles coupent la viande en plus petits dés, font bouillir des soupes aux queues de légumes, confectionnent des tajines avec des fonds de marmites et mettent à toutes les sauces les pâtes, seul produit encore accessible, et finissent les assiettes de leurs enfants pour tout repas dont elles se privent.

Elles écument les souks et les friperies et taillent dans les habits des plus grands les vêtements des petits ; elles font fonctionner le système D et bricolent du moindre rien quelque chose d'utile. Pour elles-mêmes, elles en oublieront toute coquetterie, tout maquillage, toute coiffure devenue superflue, sous le voile. De cette vie sans qualité, elles en sont si peu objet de désir. Pourtant, pour leurs époux, elles veilleront à ce que tout soit en ordre à leur retour (du café !), le repas prêt, la théière ronronnante et les enfants comblés à ce point qu'ils ne brailleront plus. Au bout de leurs longues journées, elles se prêteront aussi au devoir conjugal, le lit étant le cinéma du pauvre et le berceau de la nation.

C'est une discipline de fer quotidienne à laquelle elles ne doivent jamais manquer, précaires au travail hors foyer et menacées dans leurs foyers si elles dérogent à la loi de la perfection. Les violences conjugales sont subies par les femmes de toute classe sociale, violence sexuelle et économique, tant un homme disqualifié au dehors par le mépris d'un patron, par le chômage ou par une moindre citoyenneté, se rabat sur une victime plus fragile que lui, se vengeant du ravage social sur son épouse-domestique, son bien. Une toute récente enquête de l'office national de la famille et de la population conclut qu'une femme tunisienne sur deux a subi la violence au moins une fois dans sa vie. Peu de femmes pourtant s'en plaignent : où aller quand il n'y a pas de structure d'accueil pour les femmes battues et d'ailleurs, reprises dans le giron du cercle familial élargi, elles s'accommodent au bout du compte de ce rapport passionnel déshonorant et mutilant pour les deux partenaires: hedhika edenya, c'est la vie !

Car dans une servitude volontaire que les usages et les codes sociaux renforcent, elles demeurent à l'interface de la révolte et de la sujétion, se promettant le soir un divorce auquel elles renonceront au matin. Néanmoins, elles veillent au grain en ces temps passéistes où tant de menaces pèsent sur leurs ménages en quoi elles ont investi toute leur vie : Mongia, mère de 5 enfants au bout de sa besogne échevelée, n'a plus de la jeune épouse que l'enveloppe difforme, sans appât. Mais elle menace, face au risque de voir son époux entraîné dans une polygamie dissimulée, avec tous ces prêches sur le mariage orfi : « quand il dormira, je lui mettrai un oreiller sur la tête et je m'assiérai dessus pour l'étouffer ! ».

Inutile de se laisser porter à l'assassinat. Madame Sihem Badi, ministre de la femme et de la famille qui se laissa aller à quelques bêtises autorisant le mariage coutumier au mépris de la loi républicaine, s'est reprise et a défendu sur le plateau de la chaîne Hannibal TV samedi dernier (le 3 mars) la dignité des femmes, avertissant que plus personne « ne toucherait à l'avenir à un seul de leurs cheveux ». Elle l'a fait avec une conviction et une sincérité que fondent son itinéraire personnel et son parcours professionnel. Mais cette ministre qui n'est ni une intellectuelle ni une politique se prend parfois, de bonne foi, à zigzaguer entre deux conceptions de la féminitude. Dans une perspective plus solidement émancipatrice, son projet gagnerait à s'intégrer dans un cadre conceptuel élaboré depuis des années par le mouvement féministe tunisien ainsi que dans un volontarisme politique dégagé des enchaînements de son parti, poudrière auto-implosive et d'une gouvernance au double langage sur le droit des femmes : sa dignité de femme vaut bien un ministère !

C'est au sein de l'élite tunisienne, essentiellement féminine mais pas seulement, que depuis les années 80 se développe une pensée et une action réellement désaliénante, nécessairement laïque. Il faut en effet une solide culture et une conscience critique pour entreprendre la réforme d'un système de valeur traditionnelle religieuse, au fondement de notre société patriarcale. Et il faut bien de l'audace et une grande force de conviction pour s'opposer minoritairement à un tsunami rétrograde qui risque d'emporter comme une lame de fond les droits acquis à l'indépendance et élargis par le combat des femmes.

En ce 8 Mars, le mouvement associatif féministe soutenu par l'UGTT, la Ligue des droits de l'homme et l'opposition démocratique, va multiplier les interventions et les manifestations de sensibilisation à la montée des périls : si toutes ces actions de protestation et de revendication vont réclamer l'égalité dans le monde du travail et la parité dans le champ institutionnel, elles vont mettre au coeur d'un combat irrédentissime le refus de l'appropriation machiste du corps des femmes, cible de toute régression culturelle et sociale.

Le corps des femmes est l'enjeu des sociétés coutumières. Au-delà du savoir auquel désormais elles ont accès, sauf pour le savoir absolu (par exemple le savoir religieux si l'on en croit le déni fait à Iqbal Gharbi de diriger une radio religieuse), en dehors des fonctions sociales et politiques qu'elles peuvent aujourd'hui occuper, sauf pour les fonctions d'autorité que leur refuse « le plafond de verre » (particulièrement les fonctions présidentielles en République, surtout en République charaïque), le corps des femmes reste la propriété de l'homme : il est le réceptacle de la semence masculine, la matrice de la reproduction communautaire et, de ce point de vue, tout rétropédalage par rapport aux droits acquis sacralisera la fécondité et interdira l'avortement qu'une fatwa de l'ère bourguibienne aura autorisé dix ans avant la France, autant par souci du contrôle démographique que par respect des femmes. Même la régulation des naissances par la contraception semble aujourd'hui commencer à poser problème dans des centres de planning familial, où des initiatives individuelles inspirées distribueraient parcimonieusement les pilules et autres stérilets ou hormones contraceptives.

Autorisé par la force des choses à vaquer dans l'espace public, le corps féminin se refusera à toute séduction pécheresse, enveloppé d'épaisseurs dissimulant les formes, couvrant la chevelure et, tant qu'on y est, le visage : telle jeune ingénieur agronome, blonde platine, poitrine conquérante et hyper maquillée, drainant tous les appétits sur son passage, nous prévient pourtant : «  dès que j'aurai trouvé un mari, je me couvrirai entièrement pour lui et pour mon Dieu ! »

Chemin faisant, pourquoi ne pas voiler aussi les petites filles, fussent-elles impubères comme en témoignent quelques institutrices scandalisées. Certes, l'excision n'est ni dans notre culture ni dans nos moeurs, mais une odieuse tournée d'un prédicateur d'une autre planète ne risque-t-elle pas de faire des émules : ferait-elle partie de ceux-là, Zina, victime il y a une trentaine d'années d'une infibulation tandis que son mari était envoyé en soldat-casque bleu sur quelque champ de bataille, dans la confiance d'une fidélité absolue réalisée par suture ?

À un moindre degré de souffrance, en ce 8 Mars, les femmes tunisiennes en un nombre plus grand qu'on ne le croit et que voudraient réduire les milices de la vertu au prix d'une violence politique jamais vécue par les femmes jusqu'ici (tant elles étaient l'alibi du régime), en viendront à ce combat d'arrière-garde de revendiquer l'inscription dans la constitution de droits vieux de plus de 50 ans et dont elles croyaient fermement qu'ils étaient définitifs, irréversibles : combien de celles qui, pendant des années ont poussé l'audace émancipatrice à revendiquer l'égalité devant l'héritage, se retrouvent aujourd'hui à défendre pied à pied une liberté et une dignité si longtemps admises et présentement bafouées à leurs corps défendant ?

Pour la chantante Ghalia, dont le mari absent mais jaloux, découvrant un soir des billets doux au creux d'un carnet intime, mit le feu à une nuisette de nylon couvrant un ventre rond de 6 mois de grossesse,

Pour la fière Salha, islamiste radicale convaincue d'épouser l'ami de son frère, soldat troupier déféré devant le tribunal militaire dans les années 90, qui traversait le grand Tunis d'el Ouardia à Gammarth, enceinte de jumeaux, pour faire le ménage dans une ambassade africaine tandis que son époux dormait du repos du guerrier, après de longues veillées militantes,

Pour la sensuelle Moufida, aujourd'hui fagotée comme un paquet, se brûlant à la tâche boulangère, confectionnant des petits pains mlaoui pour rembourser un micro-crédit d'une ONG interarabe à 12% d'intérêt et pour faire bouillir la marmite, tandis que l'époux adultérin se donne du bon temps dans les hôtels borgnes, les poches pleines de Viagra,

Pour Miss Nissa, Ilham la jolie, la rationnelle, l'avant-gardiste qui lança en 1985 le mouvement féministe tunisien, trop tôt disparue,

Pour Jalila Hafsia, notre doyenne fantasque, drôle, qui abrita comme notre maman à toutes, au club Tahar Haddad, nos premiers pas insurrectionnels contre le patriarcat,

Pour mes copines, mes camarades, mes soeurs, mes amies de toujours, mes adversaires quelques fois, aujourd'hui toutes réconciliées et solidaires, du même coté de la barricade dans un commun combat,

Pour nos enfants, nos filles aux enjambées encore plus lestes, loin devant nous, et pour nos garçons enfants des féministes, à nos côtés comme le furent plus timidement leurs pères ; pour mon fils, libertaire absolu, égalitariste sans reproche et sans regret,

Pour ma petite fille Camélia, née au coeur de la révolution et qui ne reviendra dans le pays de ses grands-parents qu'une fois libérée de tous les archaïsmes, par souci de sa liberté et de son bonheur, dût-elle vivre au bout du monde,

Nous irons toutes en ce 8 Mars, refusant d'être les victimes de la première révolution arabe comme furent victimes les algériennes de la lutte pour l'indépendance, et comme par le passé contre la peine de mort pour les émeutiers de la faim et contre l'assassinat d'Abou Jihad, pour la Palestine et pour la démocratie dans notre pays, nous marcherons dans la réclamation du pain et de nos droits constitutionnels, les bras chargés de mimosas.

Nadia Omrane

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