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Les exactions salafistes ouvrent un boulevard aux modernistes

« Ils ne nous ressemblent pas », « Ils ne sont pas de chez nous », voilà les seuls commentaires des Tunisiens en live ou sur les réseaux sociaux, à propos des graves débordements et provocations de manifestants salafistes, dimanche 25 mars sur l'avenue Bourguiba à Tunis.

Nous avions convié ce jour-là des amis français, touristes peu conventionnels, intéressés à soutenir la révolution tunisienne surtout dans son expression citoyenne, à assister à un festival de théâtre alternatif en pleine avenue, dans l'espoir que la créativité, la liberté, la fantaisie de ses animateurs corrigeraient la première perception de nos hôtes en redécouvrant Tunis, à savoir le sentiment d'une grande dégradation, d'un abandon et du désoeuvrement d'un grand nombre de citoyens dans l'errance, presque d'une ruralisation de la capitale.

Très tôt le matin vers huit heures trente, nous croisions à la fois des comédiens portant des marionnettes à installer près du théâtre de la ville et des hordes de manifestants salafistes venant des grandes artères latérales, certainement des gares régionales proches, et déjà dans une grande excitation. Tout au long de la journée jusqu'aux environs de quinze heures, puis après une accalmie en moins grand nombre vers seize heures, des hommes en barbes et tenues étrangères à nos moeurs hurlèrent, parfois au porte-voix, quelques slogans élémentaires, obsessionnels, de revendication de la Chariâa comme fondement de l'État tunisien ainsi que des appels aux meurtres de nos concitoyens juifs, tout en mêlant à l'adresse des jeunes comédiens le signe de l'égorgement ainsi que des insultes très grossières, donnant à croire qu'ils étaient loin d'être de bons musulmans.

Sans doute étaient-ils infiltrés de malfaiteurs sortis de prison et reconvertis en agresseurs de l'heure. Au menu il y avait également des cargaisons d'oeufs jetés sur les gens du théâtre ainsi que des chaussures, comme si en face d'eux se trouvaient les ténors de l'impérialisme américain en Irak et non pas une jeunesse tunisienne soucieuse uniquement de donner de la culture et de la joie aux enfants et aux adultes venus à la fête. Ces jeunes comédiens, ainsi que des artistes de renom, toute une filiation d'Ali Ben Ayed et des grands dramaturges tunisiens, héritiers d'un patrimoine presque centenaire, ne répliquèrent à l'agression programmée qu'en chantant l'hymne national et en agitant le drapeau tunisien tandis que à une centaine de mètres, sur l'horloge, les salafistes plantaient leurs drapeaux noirs.

Consternés, nos amis étrangers assistèrent à cette dénaturation de l'image d'une Tunisie paisible et tolérante dans une montée en puissance de l'outrage et de l'outrance, sans que la police n'intervienne véritablement contre ceux qui ouvertement violaient la loi. Quel souvenir en rapporteront-ils dans leur pays au moment où les assises de l'organisation mondiale du tourisme tentaient de rattraper la défaite du tourisme tunisien ?

Ces amis de la Tunisie avaient dans leur sac la récente édition du Monde (20 mars 2012) où le ministre tunisien de l'intérieur Ali Laarayedh reconnaissait que l'épreuve de force avec ces extrémistes serait inévitable. En attendant, peut-être parce que ce ministère lui est échu comme un baril de dynamite, aucune mesure forte, dissuasive, n'est prise sauf parfois à l'encontre d'inoffensifs protestataires de la société civile moderniste. Mais, courent toujours les agresseurs identifiés de journalistes ou d'autres victimes de ce fanatisme. Electrisés par l'affaire de Toulouse, nos amis redoutaient-ils l'émergence, à partir de ces meutes hystérisées par des prédicateurs, de quelques « loups solitaires » ou plus mêlés à des réseaux jihadistes, revenus au pays après de longs périples dans des camps d'entraînement ? En Tunisie cette question devra être posée...

Pourtant, depuis ces incidents, la protestation unanime de la société civile et l'indignation des citoyens qui n'acceptent pas le dévoiement de leur identité tunisienne par une idéologie obscurantiste et obsolète - « notre pays ne sera pas un Tunistan » - semble obtenir gain de cause auprès des pouvoirs publics jusqu'ici bien complaisants envers ce fanatisme. Ainsi, le ministre de la culture (indépendant) s'est engagé publiquement (RTCI, 26 mars 2012) à s'associer aux plaintes qui seraient déposées contre les auteurs des appels aux meurtres et des agressions et il devrait parrainer dimanche 1er avril une journée de riposte festive du monde de l'art qui répondra par des arguments culturels à la bêtise. De même, le président de l'Assemblée nationale constituante (Ettakatol, membre de la Troïka au pouvoir), après avoir reçu des représentants des artistes, devrait rendre publique une dénonciation de ces troubles par l'instance constitutionnelle.

Toutefois, on n'aura pas entendu l'ancien président de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme Moncef Marzouki, dont Le Monde (22 mars 2012) rend compte dans une pleine page des « cent jours » à la présidence de la République. D'ordinaire, le président Marzouki tire plus vite que son ombre, et depuis quelques semaines il a dans son viseur l'extrémisme salafiste. Nos amis français qui trouvent « imaginatives » les mises en scène théâtrales à Paris (Maison de la poésie) ou à Cavaillon (hommage à « Dégage »), de Myriam Marzouki, fille du président, s'en étonnent : « et si cette comédienne agressée avait été sa propre fille ? ». Il est toujours délicat de confondre vie publique et vie privée, mais puisque le président lui-même évoque dans discours et interviews son père et ses filles, nous lui emboîtons le pas dans une démarche au demeurant positive et symbolique. À bon entendeur...

Le plus important dans ces événements reste la réaction de la personnalité la plus éminente, celle sans l'autorité de laquelle aucune gouvernance ne serait conduite, le président d'Ennahdha, Rached Ghanouchi. Car, au-delà du festival du théâtre sur lequel le fanatisme jette l'anathème pour sa représentation figurée, cassant les marionnettes comme d'autres ont détruit des statues de Boudha et stigmatisant les comédiens grimés ; et au-delà du grand rassemblement de Monastir où Béji Caïd Essebsi (et sa bande de bourguibistes) furent la cible d'appels au meurtre par un fonctionnaire de l'État, prédicateur de profession ; n'était-ce pas ce dimanche-là la Choura d'Ennahdha qui était dans l'oeil du cyclone salafiste, au moment même où elle devait statuer sur l'inscription de la Chariâa dans la constitution ?

Or, le président de ce grand mouvement, dans tous les médias depuis le vote, annonce qu'Ennahdha se contentera de l'Article Premier de la Constitution du 1er juin 1959, dont la formulation très habile et beaucoup moins carrée que les tenants d'un État islamique le souhaiteraient, prescrit : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l'Islam, sa langue l'Arabe et son régime la République ». Cette désignation de l'État tunisien fait aujourd'hui le consensus et c'est au nom de ce consensus que Rached Ghanouchi explique que le mouvement Ennahdha ne demandera pas pour le moment l'inscription, dans la loi fondamentale, du référentiel charaïque comme source unique de notre législation, dans la mesure où une partie de la société tunisienne, à l'évidence forte et sans doute majoritaire, « n'en comprend pas le sens profond, surtout moral », selon Rached Ghanouchi, et qu'elle lui prête des intentions très répressives, discriminatoires, et mutilantes, contraires à la tradition réformiste tunisienne et aux Conventions internationales auxquelles la Tunisie adhère.

Cette décision prise à plus des deux tiers de la Choura d'Ennahdha va dans le sens d'un apaisement du conflit qui mine la société tunisienne au risque de la faire sombrer par la Fitna (discorde) dans une fracture civile. Bien que son challenger islamiste Hechmi Hamdi éructe encore, de sa TV londonienne Al Mustakillah, que Rached Ghanouchi aurait trahi la volonté de ses électeurs nahdhaouis, le chef d'Ennahdha s'en défend dans un souci de conciliation nationale, affirmant qu'un projet charaïque n'était pas dans son programme électoral - il s'est effectivement prononcé pour un État civil - mais qu'on verrait « dans un autre programme » (Radio Mosaïque, 26 mars 2012).

Cheikh Rached Ghanouchi, dans son discours onctueux, développe-t-il seulement une stratégie électorale mettant en avant un islamisme dit light, version AKPiste, plus rassembleur, moins inquiétant pour les démocrates progressistes et laïques, de nature à faire revenir les investisseurs étrangers jusqu'ici sur le qui vive, et cela dans la perspective de prochaines élections prévues entre le 20 mars et le 1er juin 2013, date que nous choisissons symboliquement pour cadrer l'entreprise ? Alors, de surcroît, ce chef de grande stature, seul autorité véritablement cohérente, d'une grande culture, à la casuistique redoutable et à la rhétorique pateline, subtile et même spirituelle, qui ne devrait pas se représenter à la présidence d'Ennahdha en démocrate qui aurait épuisé ses deux mandats, ne serait-il pas dans une telle stratégie le candidat idéal à la présidence de la République ?

La société civile démocratique et les organisations partisanes qui se hâtent lentement à organiser un front républicain, ont devant elles une année pour se mettre en ordre de marche. Par bonheur et paradoxalement, le fanatisme fondamentaliste « roule » pour elles et les exactions salafistes ouvrent un boulevard aux modernistes.

Nadia Omrane

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