Alternatives citoyennes
Numéro 0 - 20 mars 2001
Politique
Citoyenneté
« Chacun trahit sa patrie à sa manière »

 

En novembre 1989, l'historien, islamologue et grand érudit tunisien, Hichem Jaït était mis en procès pour avoir marqué ses réserves quant à l'indépendance de la justice de son pays. À la Chambre des députés, au cours de la discussion de la loi des finances, un représentant de la nation avait alors suggéré de retirer à l'éminent intellectuel sa nationalité tunisienne. Dans la presse libre de cette époque, un tollé s'était élevé (le Maghreb, décembre 1989). Devant les réactions d'indignation et la protestation de la société civile, les foudres des thuriféraires de l'autorité s'étaient éteintes et la justice n'avait pas donné de suite à l'affaire.

Toutefois, cette incident inaugurait l'ère d'une nation partagée entre les « patriotes » et ceux qui ne le sont pas, traîtres aux leurs, collaborateurs d'on ne sait quelles forces du mal, étrangères forcément.

Depuis, en effet, toute opinion contraire et surtout répercutée, en dehors de nos frontières, par des médias appelés à se substituer, par la force des choses, à une presse nationale trop souvent mutique sur les manifestations de dissidence et d'opposition, est dénoncée comme anti-patriotique.

Il est vrai que dans une aggravation de la tension, ces derniers mois, entre les groupes d'opposition et le pouvoir tunisien, recours est souvent fait aux supports étrangers, européens, mais aussi arabes (presse marocaine, algérienne, libanaise ou Al Jazira et autres publications arabes de Londres etc.) ainsi qu'à des O.N.G., attachées à la défense des droits humains ou des libertés publiques, particulièrement la liberté de presse. Outre le secours de la société civile d'outre-Méditerranée, des représentants des instances européennes, voire quelques responsables gouvernementaux, européens essentiellement, expriment leurs préoccupations sur des affaires intérieures tunisiennes.

Les formes mises parfois peuvent déranger une conscience nationale jalouse de sa souveraineté.

Sans doute, l'arrogance de certains intervenants, jointe à leur légèreté, reconduisent un paternalisme et une désinvolture propres au parcours personnel de ces médiateurs et des empêcheurs de tourner en ronron improvisés et intempestifs. Il est inévitable que leur irruption dans un espace souverain soit vécue avec agacement, comme une ingérence, voire comme une résurgence du syndrome de 1881 [date de début de la colonisation, N.D.L.R.], et cela, même par une opinion démocratique convaincue néanmoins que les solidarités internationales se tissent en fonction de valeurs universelles et non d'identités particulières.

Ces interventions répondent aussi à des appels de Tunisiens qui, dans leur détresse étouffée, remettent leur destin à d'autres, avec une maladresse qu'excuse l'exaspération à laquelle la privation de droits civiques les aura portés.

Peut-être même ces interventions étrangères pourraient-elles procéder d'une velléité hégémonique de pays du Nord de conduire à leur convenance, et surtout en fonction de leurs intérêts bien compris, l'évolution politique, économique, culturelle des sociétés du Sud. De là à ce que certains y voient un complot et diabolisent cette ingérence, il n'y a qu'un pas.

Qu'on se le dise, les peuples du Sud ont trop souffert d'anciens impérialismes pour céder à la tentation de s'en remettre à de nouvelles tutelles. D'autant que les modèles du Nord exhibent aussi leurs failles et leurs limites.

Mais c'est précisément dans cet espace rendu commun par la mondialisation que s'élaborent des contre-modèles fédérateurs de tous ceux qui, du Nord au Sud, rêvent d'un autre devenir pour l'humanité. De Seattle à Bangkok, Prague ou Porto Alegre, se tissent les mailles d'un destin commun à tous les dépossédés. Une nouvelle conception des droits humains intègre la revendication du développement social équitable, d'une qualité de vie pour tous et d'une dignité, fondée sur le respect de la liberté des individus. C'est de ce contre-discours et de ce référentiel commun que procèdent les solidarités alternatives qui n'ont rien à voir avec l'ingérence dominatrice. Y faire appel ou en participer n'est pas trahir son pays, c'est se positionner pour l'autre siècle, dans une dynamique planétaire à visage humain.À l'intérieur des frontières de chaque État, des révolutions minuscules s'agglomèrent à cette dynamique mondiale du nouveau millénaire.

Et puis, selon la très belle formule de Jean Paulhan, écrivain et résistant français, « chacun trahit sa patrie à sa manière ». L'appropriation des instruments de l'Etat, la gestion peu transparente du bien public, la perte d'éthique ne signent-elles pas, à bien des égards, de plus graves trahisons ?

Enfin, de quel droit, certains deviendraient-ils la référence de la valeur patriotique que construisent l'ensemble des citoyens par leurs sacrifices héroïques et leur patiente contribution au développement national ?

Aujourd'hui, n'est patriote que celui qui fortifie le bien commun, héritage de ses aïeux, et partage la gestion de la chose publique, la res publica, avec les siens.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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