Alternatives citoyennes
Numéro 1 - 28 avril 2001
Culture
Écrire en Tunisie

 

La littérature tunisienne est d'abord une littérature orale. Les jeunes trouvent des possibilités de s'exprimer sur le plan littéraire. Les clubs existent dans les Maisons de la culture. Les concours abondent. Une émission radiodiffusée leur est consacrée. On organise des festivals qui permettent à celles et ceux de l'intérieur de participer à l'activité de création. Des prix sont attribués aux plus méritants.

La littérature tunisienne est ensuite une littérature de presse. Ceux qui ont pu émerger des instances précédemment citées voient leurs textes publiés dans les divers organismes écrits qui diffusent en Tunisie. Il n'est pas rare de voir des quotidiens et des hebdomadaires réserver une page entière à la production littéraire. Celle-ci est alors étudiée par des « critiques » qui apprécient diversement les qualités artistiques, mais plus souvent morales (!) de ces écrits.

La littérature tunisienne contemporaine est enfin une littérature pour la presse. Cela veut dire que seront privilégiés les textes courts, à savoir poèmes et « nouvelles ». Sous le premier mot, on trouve des vers de circonstance ou des jeux de mots. Sous le second, on range des contributions brèves, des « pensées », des impressions qui n'ont qu'un lointain rapport avec ce que l'on entend habituellement par la nouvelle. Ainsi, pour l'écrivain, le club (comme le Club de la Nouvelle, fondé en 1964) et le journal sont deux passages quasiment obligés pour se faire reconnaître sur la scène littéraire tunisienne. L'écrivain peut aussi participer aux multiples soirées littéraires au cours desquelles il est invité à déclamer un poème ou à lire un texte en prose, parfois moyennant un chèque non négligeable. Parmi les organes de presse, la palme de la persévérance revient au journal al-Sabâh (« Le Matin ») qui, à travers les trois régimes politiques que la Tunisie a connus depuis cinquante ans, a réussi à maintenir le flambeau d'une littérature classique, certes, mais autonome et enracinée dans le terroir.

Le passage de l'oral ou de l'article de presse au livre n'est pas aisé. Pourtant plus de 700 Tunisiens l'ont réussi depuis l'indépendance du pays en 1956. Dans ce chiffre, un nombre respectable édite à compte d'auteur. En effet, l'auteur en est souvent réduit à offrir son livre pour qu'on parle de lui. Toute rentrée d'argent est exclue. Le but de beaucoup de Tunisiens qui publient à compte d'auteur est de pouvoir demander leur adhésion à l'Union des Écrivains Tunisiens. Fondée en 1971, cette organisation n'a jamais réussi à acquérir une réelle notoriété parce qu'elle est restée un rouage officieux du pouvoir en place, recevant nombre de mercenaires. Cependant, pour les auteurs, elle est une occasion de se faire connaître. En effet, l'Union anime des clubs dont ll'activité est de présenter et de discuter des livres. La majorité des auteurs arrête de publier après le premier ouvrage.

Après avoir franchi tous ces obstacles, peut-être que les quelques maisons d'édition connues sur la place accepteront de le publier sans contrepartie. La qualité de ces éditions laisse souvent à désirer. Les employés manquent de professionnalisme et les auteurs ne savent pas, ou ne veulent pas, corriger leurs textes. D'où le résultat mitigé offert au lecteur. Pour les ouvrages de pure création littéraire, le nombre d'exemplaires vendus reste très faible. Le marché tunisien ne constitue pas une possibilité de gain pour l'auteur. Sans compter les déboires de celui-ci avec son éditeur qui n'est pas toujours étouffé par les scrupules. Il faut dire, à la décharge de ce dernier, que le risque de perte financière est réel. En 2000, environ 120 livres littéraires en arabe, tous genres confondus, ont ainsi vu le jour.

Pour ce qui concerne la critique, il y a un écart entre deux types. D'abord le journaliste qui, parfois sans lire l'ouvrage, publie un texte impressionniste ne comportant aucune référence et ne permettant pas de se faire une idée exacte du contenu et de la valeur de l'ouvrage. On a là affaire à des circuits. Tel auteur ne sera vanté que dans tel journal et complètement ignoré de tel autre. Ensuite le professeur d'université qui a de la difficulté à se départir d'un langage hermétique comportant des termes techniques copiés en Occident. Le véritable vulgarisateur est rare. Du coup, la production de l'écrivain n'est pas bien connue.

Parfois, la célébrité vient, non pas de la valeur du texte, mais de son interdiction par la censure. Officiellement, elle n'existe pas. En réalité, les éditeurs la craignent comme la peste. Elle peut se manifester de multiples manières et à tous les stades de la fabrication du livre. La plupart du temps, ce sera au moment du dépôt légal : l'autorisation de publier ne vient jamais. Il arrive aussi que la police saisisse dans les librairies tous les exemplaires imprimés. Pour éviter cette perte sèche, les éditeurs invitent les auteurs à l'autocensure, ou bien ils la pratiquent directement eux-mêmes.

Voilà le circuit habituel de l'écrivain tunisien. Reste que les bons auteurs en font souvent l'impasse. Quelques uns parmi les meilleurs ne font pas partie de l'Union. Certains n'ont jamais participé aux activités des clubs, ni publié de textes dans les journaux. L'un ou l'autre édite, à compte d'auteur, une oeuvre de qualité. Et c'est parmi eux que la critique orientale sait reconnaître les auteurs de valeur qu'elle attend du Maghreb. En définitive, la situation sociologique de l'écrivain en Tunisie laisse à désirer : des auteurs cherchant à se faire un nom rapidement sans réelle volonté de continuer, des éditeurs amateurs, une distribution improvisée, des critiques inconscients des enjeux et ne couvrant pas systématiquement le champ d'investigation, une autocensure omniprésente. Autant de facteurs qui pèsent sur la classe moyenne de la littérature. Mais ils n'arrêtent pas les bons auteurs qui, malgré tout, arrivent à percer et à se faire ainsi reconnaître.

 

Jean Fontaine
Fondateur et ancien président de la revue de l'Institut des belles lettres arabes (IBLA).Tunis.
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