Alternatives citoyennes
Numéro 1 - 28 avril 2001
Politique
Tribune
Pour qui donc roulent ceux qui veulent réhabiliter le mouvement intégriste ?

 

Je n'aurais jamais imaginé poser un jour cette question à certains démocrates de mon pays. Je pensais que la démarcation entre le mouvement démocratique et les tenants de l'État théocratique était fondamentale, claire et indépassable. Il est malheureux de constater que ce n'est plus le cas, en tout cas pour certains milieux se réclamant de la mouvance démocratique. Tout au long des deux dernières années et progressivement, des voix se sont élevées pour tenter, directement ou indirectement, de « blanchir » les partisans de « En-nahdha », et généralement, les partisans de l'islamisation de la société et de l'État. Ces démocrates, « nouveaux amis » du mouvement intégriste, sont passés très rapidement d'une étape à une autre dans leur rapprochement avec Ghanouchi et ses amis.

Le point de départ, sur lequel tous les démocrates conséquents et les militants des droits de l'homme étaient unanimes, est l'hostilité aux violations des droits de l'homme : persécutions contre les individus, contre leurs familles, tortures exercées contre les détenus, arrestations arbitraires, retraits de passeport, procès irréguliers et inéquitables, licenciements abusifs, etc., y compris lorsque les victimes de ces violations sont des intégristes. Une telle attitude est une attitude de principe, même s'il n'est pas inutile de rappeler qu'à la fin des années 80 et au début des années 90, des voix assez nombreuses, y compris dans la mouvance démocratique, rechignaient à défendre les intégristes, ne serait-ce que sous l'angle des droits de l'homme.

Et puis, les choses vont évoluer : on affirme, dans une deuxième étape, le droit de la mouvance intégriste à s'exprimer en tant que telle, à s'organiser en groupement ou parti politique, tout comme toute autre tendance, ajoutait-on. Tout l'argumentaire contre l'existence des partis religieux tombait ainsi à l'eau, comme par enchantement. On ajoute qu'après tout, il est préférable que le mouvement intégriste agisse dans la légalité : on pourra ainsi mieux le combattre et réduire son influence et son audience.

Ce qui était, à partir de là, attendu, ne tarda pas à suivre. Les « nouveaux amis » de Ghanouchi posent ouvertement la nouvelle donne : la possibilité pour les démocrates de s'allier avec le mouvement intégriste dans la lutte pour les libertés, pour la démocratie. Certains en sont arrivés ainsi à considérer que les intégristes font partie du mouvement démocratique ! La boucle est ainsi bouclée...

La gravité d'un tel glissement, la portée d'une telle dérive ne semblent malheureusement pas évidentes à tous. Lorsque M. Mouada a entrepris, il y a quelques semaines, de publier une déclaration commune avec M. Ghanouchi (après le refus, qui est à leur honneur, du POCT, du RSP et du Forum démocratique de M. Ben Jaafar, de s'associer à cette initiative qui, dans l'itinéraire très particulier de M. Mouada, n'est pas la première du genre), cela a surpris quelque peu certes, mais en réalité, l'évolution des deux dernières années laissait prévoir de telles initiatives.

C'est que la démarcation par rapport au mouvement intégriste des dirigeants et militants d'En-nahdha tendait à s'estomper chez un certain nombre de militants démocrates. Des relations se sont établies avec certaines figures du mouvement de Ghanouchi, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. Un analyste n'a pas hésité à écrire que la scène politique dans le monde arabe, et en Tunisie notamment, se composait de trois forces essentielles : le pouvoir en place avec ses institutions, le mouvement des droits de l'homme et le mouvement islamiste. Sans nous attarder sur cette vision qui semble présenter le mouvement des droits de l'homme comme un mouvement politique (qui devrait donc établir des alliances contre le pouvoir établi, alliances avec l'autre pôle de l'opposition : le mouvement islamiste), nous retiendrons de cette analyse le fait, au moins tacite, que le mouvement des droits de l'homme ne peut être qu'un « affluent » de l'opposition islamiste à laquelle est attribuée la charge essentielle de combattre la dictature et le despotisme au pouvoir.

Tout cela « banalise » le mouvement intégriste, et l'intègre ainsi au camp démocratique. La gravité de ce nouveau discours des « nouveaux amis » de M. Ghanouchi nous appelle à la vigilance. Il faut un sursaut pour arrêter cette dérive. Il est dangereux que certains démocrates se mettent aujourd'hui à s'imaginer qu'il est possible de gagner le mouvement islamiste au combat en faveur de la démocratie, des libertés individuelles et publiques. Il est pour le moins incongru de penser que le mouvement démocratique, caractérisé par sa faiblesse et ses divisions, devrait avoir pour tâche de tenter d'intégrer les islamistes dans le mouvement démocratique. N'a-t-il pas d'autres tâches, d'autres urgences : clarifier ses objectifs, fixer ses priorités, rassembler ses forces et unir ses rangs, s'ouvrir davantage pour la démocratie, ne devrait-il pas, prioritairement et afin de sauvegarder l'avenir, raffermir son identité, c'est-à-dire donc son autonomie et sa démarcation totale par rapport au pouvoir d'un côté, parce qu'il constitue aujourd'hui le despotisme en place, et par rapport au mouvement islamiste de l'autre côté, parce qu'il constitue le projet de despotisme annoncé ?

Devra-t-on revenir aux débats et aux démarcations anciens : ceux qui privilégient le combat contre le pouvoir d'une part, et ceux qui privilégient le combat contre l'intégrisme islamique d'autre part ?

Mais pour qui donc roulent ceux qui tentent de redonner du souffle au mouvement islamiste en Tunisie, alors que ce dernier a perdu, au cours des dernières années, une très grande partie de son influence et de son audience ? Pourquoi tentent-ils, directement ou sournoisement, d'occulter, de faire oublier ou d'estomper l'hostilité fondamentale du mouvement intégriste islamiste aux libertés démocratiques ?

Il faut se rendre à l'évidence. Occulter le danger que représente le discours théocratique, et à plus forte raison s'en rapprocher ou s'allier avec lui, revient à s'intégrer dans ce discours et dans son système de pensée. C'est ce qui attend ceux de nos amis qui prétendent intégrer les intégristes dans le camp démocratique. Le discours de la gauche démocratique doit éviter toute dérive qui lui ferait insensiblement intégrer des pans entiers du discours religieux, y compris du discours religieux « réformiste ». Tout concourt à confirmer, dans nos pays, que c'est le discours intégriste qui récupère et digère une frange des militants et intellectuels de gauche. L'aliénation du discours démocratique à l'égard de l'islamisme, de l'intégrisme, fut-il « modéré » ou « réformiste », constitue un immense service rendu aux tenants de l'État théocratique.

Ceux parmi nous qui imaginent qu'un rapprochement avec l'Islam intégriste les rapprocheraient du même coup du « peuple » se trompent lourdement : le populisme n'a jamais servi la démocratie, encore moins la laïcité, ce sont au contraire les adversaires de la démocratie et de la laïcité qui en ont toujours tiré profit. Céder du terrain à l'idéologie religieuse en général, et à l'islamisme intégriste en particulier, c'est faciliter à ce dernier la réalisation de l'objectif qui lui importe en premier lieu : effacer de la scène intellectuelle et politique toute pensée qui se situe en dehors de la référence religieuse, à plus forte raison si elle se situe contre elle.

La vigilance, le sursaut, auxquels nous faisons appel, nécessitent d'une façon particulière la réactivation du pôle laïque au sein du mouvement démocratique. Plus le pôle attaché à la laïcité est fort et présent avec son identité laïque au sein du mouvement démocratique, et plus ce dernier est à même d'éviter les déviances et les complaisances à l'égard des porteurs du projet du despotisme intégriste. Il faut affirmer, répéter, que démocratie rime avec laïcité, que la véritable démocratie, qui n'est pas seulement un ensemble de mécanismes réglant la vie politique, mais aussi un certain nombre de valeurs « citoyennes », ne peut se réaliser que dans un État laïque.

Quant aux politiciens à courte vue qui ouvrent leurs bras à M. Ghanouchi et autres alliés de Hassen Tourabi, je voudrais seulement leur poser les questions suivantes :

- Voulez-vous, à travers votre alliance avec les intégristes, redonner au pouvoir actuel la possibilité de se présenter de nouveau, devant l'opinion publique nationale et internationale, comme le rempart contre le danger intégriste renaissant ?

- Vous déplaît-il à ce point de voir que, depuis trois ou quatre ans, la bataille politique qui se déroule sur la base des mots d'ordre de la démocratie et des droits de l'homme, oppose le pouvoir d'un côté et le mouvement démocratique de l'autre, c'est-à-dire, avec une absence totale du mouvement intégriste ?

- En essayant de « rafistoler » l'image de marque de En-Nahdha et consorts, de lui faire acquérir une virginité démocratique, en vous alliant aux oiseaux de malheur, pour qui donc roulez-vous ?

 

Salah Zeghidi
Syndicaliste. Tunis.
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