Alternatives citoyennes Numéro 11 - 20 octobre 2004
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Élections législatives, de 1956 à 2004

 

L e 24 octobre 2004, le citoyen tunisien aura à élire le même jour et dans le même mouvement ses représentants à l'Assemblée nationale et son président de la République. Élections législatives et présidentielles confondues depuis l'indépendance de la Tunisie, ayant lieu le même jour, dans le même bureau de vote : n'est-ce pas là l'illustration flagrante de cette confusion entre l'exécutif et le législatif d'autant que l'on sait que le candidat à la présidence élu depuis cinquante ans est aussi le président du parti, lui-même massivement élu à l'Assemblée nationale, et que la majorité présidentielle se confond donc avec la majorité du parti au pouvoir ?

Sur cette majorité du parti-État et sur son rapport aux évènements historiques qui ont jalonné l'histoire de l'État tunisien depuis son accession à l'indépendance, les chiffres, même officiels, nous donnent quelques indications intéressantes. C'est pourquoi nous avons pu réaliser le tableau récapitulatif présenté dans cet article sur la base d'un dossier ayant pour titre « une Assemblée constituante et dix législatures » paru dans le quotidien Le Temps du 3 octobre 2004. Les paramètres les plus pertinents nous ont paru être le taux de participation des citoyens aux élections législatives - qui n'a d'intérêt que dans la mesure où il est censé représenter le taux d'adhésion populaire à la politique du parti-État - ainsi que le choix opéré sur les formations politiques en présence - du moins durant les périodes relativement récentes où ces formations ont pu exprimer leur existence. Ledit dossier a volontairement été utilisé comme unique source d'élaboration de cette synthèse - ce qui explique que le nombre des sièges remportés par le RCD en 1994 et 1999 est remplacé par un taux, conformément aux informations données par le dossier - avec la gageure de prouver que si le poisson ne se noie pas si facilement dans l'eau dans laquelle on veut le noyer, c'est parce que la réalité est tenace et résiste à toute tentative de la masquer. En l'occurrence, les commentaires et rappels historiques qu'ont suscités en nous ces chiffres ont pour but de tenter de dégager les grandes tendances qui président au fonctionnement de la vie politique en Tunisie depuis un demi-siècle.

À signaler que le réalisateur du dossier a utilisé comme source une publication du Centre de documentation nationale intitulée « Les élections législatives tunisiennes de 1956 à 1981 » ainsi que les informations fournies par les quotidiens L'Action, La Presse, Le Temps et Le Renouveau : les chiffres et les pourcentages sont donc ce qu'on appelle « des chiffres officiels » c'est-à-dire qu'ils ont l'agrément de ceux qui nous gouvernent.

Date Inscrits Votants Nuls Exprimés Taux de participation Candidats Nb. de sièges
25 mars 1956 723 151 - - 599 232 82,86% Front National (Néo-destour + UGTT + UTAC + UNA), PCT, Indépendants
Élus : Front National (totalité des sièges)
98
8 novembre 1959 1 088 577 - - 1 007 959 91,66% Union nationale (Néo-destour + UGTT), Démocratie et Progrès (PCT)
Élus : Union Nationale (totalité des sièges)
90
8 novembre 1964 1 301 543 - - 1 255 700 96,47% PSD seul candidat
Élus : PSD (totalité des sièges)
90
2 novembre 1969 1 449 347 - - 1 366 795 94,69% PSD seul candidat
Élus : PSD (totalité des sièges)
101
3 novembre 1974 1 623 743 - - 1 571 102 96,75% PSD seul candidat
Élus : PSD (totalité des sièges)
112
4 novembre 1979 2 013 581 - - 1 621 975 80,55% PSD seul candidat
Élus : PSD (totalité des sièges)
121
1er novembre 1981 (anticipées) 2 311 031 - - 1 962 127 89,90% PSD, UGTT, MDS, MUP, PCT, Indépendants
Élus : Front National (PSD + UGTT, totalité des sièges)
136 (109+27)
2 novembre 1986 2 622 482 2 175 093 10 036 2 165 057 82,94% Union patriotique (PSD + UGTT + UTICA + UNA), Défi démocratique, Alliance démocratique, Union populaire
Élus : Union patriotique (totalité des sièges)
125
7 Novembre 1987 :
Destitution de Habib Bourguiba - Zine El Abidine Ben Ali accède à la magistrature suprême
2 avril 1989 (anticipées) 2 711 925 2 073 719 31 836 2 041 883 76,46% RCD, MDS, PUP, RSP, UDU
Élus : RCD (totalité des sièges, 80,48% des voix)
141
20 mars 1994 2 976 366 2 841 557 8 636 2 832 871 95,47% RCD, MDS, UDU, PUP, Ettajdid (ex-PCT), PSL, RSP
Élus :
- RCD (majorité des sièges, 97,73% des voix)
- Opposition
19
24 octobre 1999 3 387 542 3 100 098 9 036 3 091 162 91,51% RCD, MDS, PUP, UDU, Ettajdid, PSL, RSP
Élus :
- RCD (majorité des sièges, 91,59% des voix)
- MDS
- PUP
- UDU
- Ettajdid
- PSL
13
7
7
5

Tableau récapitulatif du taux de participation aux Légistatives (1956-1999)

Commentaires et rappels historiques

1. 1956 a vu l'élection de l'Assemblée constituante : sur 171 candidats inscrits, 98 sont du Front national (Néo-Destour, UGTT, UTAC, UNA). Ils remportent la totalité des sièges. Dès l'indépendance acquise, le Néo-Destour affirme donc sa détermination à gouverner seul.

2. 1962 consacre le démantèlement et la condamnation des dirigeants youssefistes accusés de complot contre la sûreté de l'État. Dans la foulée, le Parti communiste tunisien (PCT) est interdit à son tour et militera dans la clandestinité jusqu'en 1981, ainsi que toute association ou parti politique d'opposition. Le Parti socialiste destourien (PSD) règne donc en maître absolu durant presque vingt ans (de 1962 à 1981), réprimant toute contestation (procès de 1968, 1973, 1975 contre les opposants de gauche - PCT, Perspectives, El Amel Ettounsi - et ceux d'obédiences baathistes ; mise au pas du mouvement étudiant). C'est durant la période allant de 1962 aux Législatives de 1979 que sont déclarés les taux de participation les plus élevés, tous en faveur du PSD qui gouverne en parti unique.

3. 1979 suscite le plus bas taux de participation, avec près de 400 000 votes non exprimés soit environ le cinquième des inscrits. Il faut dire que la fin des années 70, qui furent aussi celles du ministère Nouira et de la libéralisation de l'économie, fut marquée par la présence, sur la scène politique, d'un mouvement syndical devenu plus incisif. L' UGTT, se réimplantant massivement dans le milieu des travailleurs dont elle prend en charge la revendication pour les droits au travail et l'amélioration du niveau de vie en encadrant notamment le plus grand nombre de grèves enregistrées depuis l'indépendance, devient la plus grande organisation pouvant tenir tête au parti destourien et à la politique de l'État bourguibien. Ce qui explique pourquoi, cette année-là, la rupture du pouvoir avec l'UGTT est presque consommée depuis la grève générale du 26 janvier 1978 organisée par la centrale syndicale et réprimée dans le sang, suivie des arrestations des cadres syndicaux qui aboutirent aux condamnations de Habib Achour - alors Secrétaire général de l'UGTT - ainsi que de nombreux syndicalistes. Le régime tentera de récupérer à ses côtés la centrale syndicale par la nomination d'une direction fantoche, non reconnue par l'écrasante majorités des militants syndicaux et des fédérations. Le départ de Hédi Nouira et la nomination de Mohamed Mzali comme Premier ministre amorceront un relâchement de la tension, avec la libération de Habib Achour et des prisonniers syndicalistes ainsi que la tenue du congrès de Gafsa qui élit une nouvelle direction syndicale.

4. 1981 voit le taux de participation remonter et surtout apparaître, à côté du PSD, quelques candidats de l'opposition. Il faut dire que sous le gouvernement Mzali s'est opérée une certaine libéralisation de la vie politique, qui a entraîné la libération des syndicalistes arrêtés et des détenus politiques ainsi que la légalisation de certains partis dont le PCT, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS, tendance libérale dissidente du PSD), et le Mouvement de l'Unité populaire (MUP). Pour la première fois depuis vingt ans, ces formations se présentent comme alternative politique. Toutefois, l'opposition ne décroche aucun siège et le RCD conserve avec une majorité écrasante la totalité des sièges. C'est pourquoi, sous la plume d'Ahmed Mestiri, dirigeant du MDS, paraît en première page, dans l'organe de ce parti, au lendemain même des élections, un article qui fera beaucoup de bruit et qui, sous le titre « J'accuse », dénonce les fraudes électorales au profit du parti au pouvoir et la falsification des résultats.

5. 1986 marque la fin de l'ère Mzali, démis de ses fonctions de Premier ministre, la démythification auprès de l'opinion nationale et internationale d'un Bourguiba entièrement livré à la politique de sérail de ses courtisans, ce qui se traduisit entre autres par la valse des nominations de ministres, l'instabilité gouvernementale, le scandale autour des malversations prêtées à Mzali et le resserrement de l'étau autour des syndicalistes, des démocrates et de toute opposition au régime en place. Cette période 1981-1986 est marquée par les émeutes dites « du pain » de janvier 1983, réprimées elles aussi dans le sang mais devant lesquelles Bourguiba lui-même dût reculer en annulant l'augmentation du prix du pain, objet de l'émeute, discréditant Mzali, d'ailleurs traîné dans la boue par la vindicte populaire. Cette crise, l'instabilité et le clientélisme dans laquelle la politique de l'État sombrait au vu et au su de tout le monde, peut sans doute expliquer la baisse du taux de participation aux Législatives ; pourtant, le score remporté par le PSD demeure spectaculairement élevé et celui de l'opposition, comme à l'ordinaire, si minime qu'il donne la totalité des sièges au PSD. Mais on ne pourra cacher, même par des chiffres officiels, que plus d'un cinquième des inscrits de s'est pas exprimé. À noter aussi que pour la première fois depuis l'indépendance apparaissent, sous l'étiquette d'indépendants, de nombreux candidats islamistes appartenant au mouvement Ennahdha non reconnu et dont les déclarations d'un archaïsme tonitruant (entre autres par la remise en cause du Code du statut personnel et des acquis de la femme tunisienne) seront le prélude à une répression sanglante suivie de condamnations à mort.

6. 1989 est l'année des premières élections législatives - anticipées d'ailleurs - organisées par le régime de Ben Ali deux ans après la chute de Bourguiba. Elles enregistrent, paradoxalement, le plus bas taux de participation et le plus bas taux de votes en faveur du RCD (ex PSD). Ces chiffres traduiraient-il plus de transparence, parce que plus proches de la réalité de la participation et du choix des citoyens aux élections législatives ? Traduiraient-ils au contraire une incertitude de ces mêmes citoyens face à de nouveaux gouvernants qui n'ont pas encore fait leurs preuves ? Pourtant, près de deux ans après le 7 novembre 1987, date de la destitution du président Bourguiba et de son remplacement par le président Ben Ali, la politique du nouveau gouvernement se présentait dans la continuité des grandes options du régime précédent, avec en plus la volonté déclarée de démocratiser la vie politique. Malgré les 76,46% enregistrés, la totalité des sièges revient encore une fois au RCD détenteur de la majorité absolue.

7. 1994 et 1999 montrent à nouveau une participation extrêmement massive aux élections, avec une majorité encore une fois écrasante en faveur du RCD. Ces chiffres n'auraient-ils pas un goût de déjà vu et ne nous rappelleraient-ils pas ceux de la période la plus noire du régime de Bourguiba, malgré la présence de plusieurs formations d'opposition ? Celles-ci dénoncèrent d'ailleurs à plusieurs reprises les obstacles mis à leurs campagnes électorales (entre autres les difficultés, voire les empêchements que les médias - presse, télévision, radio, monopoles du parti au pouvoir - leur opposèrent pour s'exprimer), les tracasseries de toutes sortes pour l'organisation des réunions, meetings et autres ainsi que les irrégularités durant les élections.

Les grandes tendances

1. Ces chiffres de participation à des élections législatives qui, comme chacun le sait, ont pour but d'élire les représentants du peuple à l'Assemblée nationale, n'ont d'intérêt que dans la mesure où le Parti au pouvoir les utilise pour prouver l'adhésion populaire dont il bénéficie pour la politique qu'il mène à la tête de l'État, pour prouver aussi à quel point le peuple tunisien ne se reconnaît pas dans les formations d'opposition et n'adhère pas à leurs programmes.

2. C'est dans les périodes de plus grande crise de la politique de l'État - voir, à titre d'exemple, la période bourguibienne 1962-1981 -, de plus grande grogne populaire, de plus grand désenchantement et de plus grands obstacles à la vie démocratique qu'on oppose ces « majorités écrasantes » qui ne sont pas sans rappeler celles de tous les régimes totalitaires.

3. Certains ont pu dire que ces chiffres officiels étaient un tant soit peu tronqués, mais cela reste difficile à prouver. En revanche on sait, pour l'avoir observé dans tous les régimes à caractère ou à dominante totalitaire, que c'est la domination d'un parti unique dans l'appareil de l'État, tentaculaire dans toutes les instances de la vie sociale, qui produit justement ce genre de chiffres, ces « majorités écrasantes » qui sont aussi le fruit de la soumission des électeurs, de leur peur, de leur manipulation, parfois de leur intérêt.

4. La démocratisation « au compte-goutte » qui a autorisé certaines formations et pas d'autres, qui gère ce qui peut se dire et ne pas se dire, qui ferme les portes à l'expression libre et à la créativité, n'a pas permis à l'opposition de construire une véritable alternative politique ni même de pouvoir toucher un large public. Les opposants, quand ils ne sont pas récupérés dans les rouages du système, sont, aujourd'hui encore en Tunisie, des kamikazes qui risquent à tout moment l'emprisonnement, la perte de leur travail et des pressions diverses.

5. La révision du mode de scrutin après le 7 novembre 1987, en combinant entre la majorité absolue qui régnait dans l'ancien code (et ne permettait qu'aux listes possédant cette majorité - celles du PSD - d'être élues) et la proportionnelle qui s'adresse uniquement aux listes de l'opposition, a permis à celle-ci d'obtenir quelques sièges à l'Assemblée Nationale, à côté des sièges obtenus à la majorité absolue par le parti au pouvoir : ainsi l'opposition ne grignote-t-elle pas du terrain sur celui de la majorité du RCD qui progresse régulièrement, compte tenu de la progression du nombre des citoyens en âge de voter - dans toutes les listes présentées, ce parti obtient, comme de bien entendu, la majorité absolue - mais en marge de cette majorité. Un certain nombre de sièges sont préalablement déterminés pour l'opposition qui, se présentant avec différentes formations, voit la concurrence s'installer non avec le parti au pouvoir - dont le nombre de sièges est déjà défini - mais entre ces différentes formations elles-mêmes. C'est dire à quel point le système électoral tunisien est vicié !

6. Le 7 novembre 1987 disait inaugurer une « ère nouvelle » : les chiffres, même officiels, et le mode de scrutin semblent contredire cette affirmation et placer le régime actuel davantage dans une continuité sur le plan de la gestion de la vie politique que dans une rupture avec le régime précédent. Et cette continuité a pour but d'assurer la pérennité du parti au pouvoir au détriment de la constitution de l'État de droit et de l'expression d'une véritable société civile.

À la veille du 24 octobre 2004, l'état des lieux

Élections législatives : 7 partis en lice, avec,
pour 152 sièges :
- RCD : 26 listes
Pour 37 sièges :
- Mouvement des démocrates socialistes (MDS) : 26 listes
- Parti de l'unité populaire (PUP) : 26 listes
- Parti social libéral (PSL) : 23 listes
- Union démocratique unioniste (UDU) : 23 listes
- Ettajdid : 21 listes
- Parti démocratique progressiste (PDP) : 16 listes

À noter qu'il y a si peu de suspense dans ces élections législatives que l'on sait déjà le nombre de sièges qu'occuperont les représentants du RCD : la seule inconnue - toute relative - demeure la répartition des 37 sièges réservés à l'opposition.

 

Neïla Jrad
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