Alternatives citoyennes Numéro 11 - 20 octobre 2004
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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« Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur » ...Et pas plus que des autres l'amour de mon pays

 

N adia, avec son parler chargé comme d'habitude de toute la beauté de la culture française, me propose d'être plus participante au journal Alternatives citoyennes. Je suis très occupée ces temps-ci y compris par une santé qui me trahit un peu. Nadia insiste. Sur quoi pourrais-je écrire ? Écris au gré de ton inspiration, me répondit-elle. Cette liberté que mon amie, animatrice du journal, me dispense ne peut que m'être stimulante. Mais le monde de plus en plus apocalyptique sature, il est vrai, toute inspiration et il la tiraille aussi.

Je suis tentée par le sujet de la Turquie et de l'Union européenne, sujet non pas seulement politique, mais hautement historique et qui - peut-être dans quelque temps - aidera un Bernard Lewis à se reprendre, lui qui connaît plus que tout autre l'histoire de la Turquie et de sa religion, mais qui a fini par céder le capital de cette pensée d'érudition et de nuance aux détails désolants du contexte actuel de l'islam.

Bref, un tel sujet donne trop à réfléchir au monde entier, dans la mesure où si cette Turquie s'avérait un pays intégrable à l'universalité de la modernité et si sa bourgeoisie - assez vieille maintenant - montrait qu'elle a acquis la force historique pour se départir du legs patrimonial, des réflexes autocratiques et de cette conception moyenâgeuse de la religion, toutes les histoires concernant l'exception islamique ou le clash des civilisations, histoires montées dans le désespoir par quelques intellectuels, dans le cynisme par les dominateurs du monde et aussi dans l'apologie par les musulmans narcissiques, toutes ces histoires tomberaient d'elles-mêmes et le monde de l'aire musulmane aurait certainement à se calmer devant cette alternative intéressante, pour se mettre à méditer autrement son histoire.

La Turquie me tente donc, mais je dois avouer que c'est de la Tunisie que je me soucie et que c'est par elle que mon inspiration est accaparée.

Pays de l'irrationnel politique. Pays où les élections sont des moments d'immense douleur et souffrance pour ses élites, tellement l'écart entre un « bonheur » possible et un réel lamentable est grand. Pays à qui on refuse la dignité citoyenne et où, à travers une politique médiatique des plus détestables du monde, on empêche la société civile de prendre conscience d'elle-même. Pays où on entrave à chaque fois ce qui peut donner à cette société civile une existence politique : le suffrage et le choix libre dans une pluralité non factice. Pays où il n'est pas aisé d'être démocrate et progressiste tant cette identité souffre d'un manque de perspective politique.

Pays où on est pris entre un pouvoir politique qui se dit modernisant et démocrate tout en réservant sa non considération, sinon sa haine, à toute âme libre, moderne, refusant de participer au ridicule de cette théologie « RCDiste » centrée sur l'exégétique présidentielle et sur une complaisance courtisane d'un autre âge, et entre une société qui par désintérêt - quelque part forcé - de la chose publique, naturalise le despotisme et y participe même, tant que son petit bien-être immédiat n'est pas touché ; bien-être bassement matériel auquel elle ajoute ces derniers temps - à travers les femmes et à travers les croyants exhibitionnistes - une religiosité importée de l'Arabie wahabite.

Une société avec qui ce même pouvoir a l'air de pactiser implicitement, dans la mesure où cette religiosité rétrograde et potentiellement dangereuse ne présente pas de demande politique dans l'immédiat, et tant que par ailleurs cette même société se contente de critiquer en cachette et en privé ce qui constitue le sujet le plus tabou, sujet que même la morale matérialiste dominante dans le pays n'arrive pas à en relativiser l'effet néfaste sur la conscience générale.

Dans ce panorama politique frustrant, nous étions deux ou trois centaines de personnes ce jour du dépôt de la candidature de Mohamed Ali Halouani - candidat aux Présidentielles - au Conseil constitutionnel : travailleurs, enseignants, avocats, ingénieurs, universitaires, médecins, cadres, étudiants, mères et filles, pères et fils..., emportés par l'enthousiasme d'une synthèse intéressante entre le réalisme politique du mouvement Ettajdid, réalisme qui le sauve de l'enfermement dans l'utopie absolutiste, mais qui en fait quelques fois, et malheureusement, le grand incompris de la gauche tunisienne, et entre l'engagement sūr des indépendants, anciens et nouveaux compagnons de route.

L'optimisme et le pessimisme politique étaient certainement inégalement partagés à l'intérieur de chacun de nous.

Nous étions là pour soutenir le candidat de la citoyenneté, pour dépasser l'unanimisme forcé et pour marquer la différence, mais oserions-nous espérer sans paraître politiquement naïfs que celui qui sera sans aucun doute encore président le 24 octobre prochain, reprendra sa simplicité et sa lucidité première, celle qui l'a fait attentif aux demandes d'une Tunisie en désarroi en cette fin d'année assez lointaine maintenant, et qu'il décidera, avec la transcendance du président, de gouverner dans le partage, de gouverner autrement, de gouverner dans le cadre d'un consensus respectueux de la différence et de la parole des autres en s'affranchissant lui-même de ce système qui, en le sacralisant dans les apparences et à travers le rituel, ne fait que le fragiliser en le coupant de la réalité réelle et de se mettre, à travers notre passion désespérée pour la Tunisie, à une écoute politiquement large, aérée et tolérante des demandes calmement démocratiques, citoyennes et progressistes de notre patrie.

 

Latifa Lakhdar
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