Alternatives citoyennes
Numéro 2 - 31 mai 2001
Économie
Réponses à des questions-clés concernant la situation économique en Tunisie

 

- On dit que la situation économique est bonne et que les différents indicateurs clignotent au vert. Est-ce vrai ?

Photo Mahmoud Ben RomdhaneLes fameux « critères de convergence » devenus incontournables pour les pays européens depuis Maastricht et à l'aune desquels on jauge la gestion macroéconomique d'un pays sont respectés, ces dernières années, en Tunisie : tant le déficit budgétaire, que le déficit courant et le taux d'inflation se situent à l'intérieur de la fourchette des 3%. Le taux de croissance dépasse les 5% en moyenne au cours des quatre dernières années, ce qui est un taux honorable ; le taux d'endettement est en baisse régulière (il atteint moins de 48% du PIB fin 1999), le service de la dette par rapport aux recettes courantes se situe à 15,5% et les réserves en devises avoisinent les 2,8 milliards de Dinars, représentant ainsi une centaine de jours d'importations. On est ainsi en présence d'une situation macro-financière plutôt bonne, d'une charge d'endettement tolérable et de réserves respectables.

L'ombre au tableau est la persistance d'un taux de chômage élevé frappant de plus en plus les jeunes diplômés de l'enseignement supérieur. Depuis 1989, on n'arrive pas à descendre en-dessous de la barre des 15,5% (15,3% en 1989, 15,6% en 1994, 15,7% en 1997).

Il doit être clair, cependant, que ces indicateurs ne sont que des indicateurs de conjoncture et que l'examen de la structure d'une économie, de sa solidité et de sa robustessse, de sa capacité à générer du développement durable requiert une analyse beaucoup plus complexe. Je ne suis pas sûr du tout que, de ce point de vue, nous soyons sur la bonne trajectoire, au contraire.

- Dans quelle mesure peut-on se fier à ces chiffres ? Ne sont-ils pas truqués ?

On peut truquer beaucoup de choses en politique. Tout dépend de la situation d'éveil de l'opinion publique et de la force des institutions de la société. En économie, les choses sont plus difficiles, surtout de nos jours. Les raisons à cela sont nombreuses.

D'une part, les agrégats économiques sont, pour la plupart, interdépendants de sorte que toute manipulation de l'un d'entre eux exige, en règle générale, la manipulation de nombreux autres.

D'autre part, une surestimation des performances passées aura pour contrepartie une dépréciation des réalisations futures : vous pouvez aujourd'hui déclarer un revenu par habitant (ou tout autre indicateur significatif) plus important qu'il ne l'est. Si vous le faites une fois, vous serez obligé de le faire toutes les autres fois, faute de quoi vous aurez à minorer l'importance de vos performances nouvelles.

Par ailleurs, les manipulations exigent la complicité de nombreux fonctionnaires ; elles constituent une faute déontologique grave et seraient connues.

Enfin, les institutions financières internationales effectuent de nombreuses missions dans le pays et pourraient se rendre aisément compte de la tromperie. Cela aurait des conséquences fâcheuses sur la crédibilité économique et financière du régime en place et sur sa capacité à mobiliser les financements internationaux dont il a un besoin crucial.

Plutôt que le « trucage », la pratique en cours en Tunisie consiste à ne pas divulguer au public les informations considérées comme « désagréables ». L'opacité, en d'autres termes. Au cours des dernières années, c'est le chemin qui a été suivi et il est particulièrement dangereux. Il atteint des seuils sans précédent. À titre d'exemple, les informations sur le chômage issues du recensement de 1994 n'ont été publiées que quatre ans et demi après les enquêtes sur le terrain (contre moins d'une année pour les précédents recensements) ; les informations sur la distribution de la population par tranche de dépense issues de l'enquête sur les budgets des ménages de 1995, qui donnent des indications sur la prévalence de la pauvreté, n'ont pas été publiées par l'Institut National de la Statistique alors que ces données constituent les informations de base de toute enquête de ce type depuis 1965-68.

La raison est simple : dans l'un et l'autre cas, les indicateurs révélaient une situation défavorable. Jamais à notre connaissance, on n'a autant recouru à ces pratiques.

Les exemples de ce type sont extrêmement nombreux. Rares sont les études qui ne sont pas marquées par le sceau de la confidentialité. Le pays s'installe dans un système institutionnalisé de rétention de l'information, vis-à-vis du public, vis-à-vis des chercheurs et même vis-à-vis des autres administrations, y compris des départements appartenant au même ministère. C'est souvent grâce aux publications de la Banque Mondiale ou du FMI (elles-mêmes estampillées CONFIDENTIEL jusqu'à un passé récent) que les chercheurs ou fonctionnaires tunisiens prennent connaissance des résultats des enquêtes nationales.

Le savoir et la connaissance de la réalité sont gardés jalousement ; il n'y a plus - et il ne peut plus y avoir - d'échanges ; le pays s'ignore de plus en plus. Et, s'ignorant de plus en plus, devient de moins en moins capable d'articuler une réflexion et une approche cohérente et ciblée de ses problèmes. Si on ajoute à cela qu'il n'y a pas de liberté de presse, ni liberté d'association, ni lieux de débat, on peut imaginer l'état général de la Nation.

- Restons, pour l'instant, au niveau des indicateurs de conjoncture. Comment évoluera le chômage au cours des prochaines années ?

L'expérience de ces dernières années a montré qu'on ne parvient pas à résorber le chômage avec le taux de croissance en vigueur. Au cours des prochaines années, la pression de la demande ne va pas baisser, au contraire. La demande additionnelle d'emplois va augmenter pour se situer à une moyenne annuelle de plus de 79 000 au cours de la période 2000-2005 (contre une moyenne de 71 000 au cours de la période 1995-2000). mais baisser ensuite pour se situer à 73 000 entre 2005 et 2010 et à 54 000 par an au cours de la quinquennie 2010-2015.

Le fait structurel de plus en plus lourd est que la pression sur l'emploi émanera de plus en plus de la part des jeunes diplômés de l'enseignement supérieur, lesquels représenteront une proportion avoisinant le tiers de la demande additionnelle d'emplois.

La pression accrue coïncidera, malheureusement, avec deux événements majeurs porteurs de grands risques pour l'économie tunisienne : le démantèlement de l'accord multi-fibres qui va nous mettre en concurrence - une concurrence difficilement soutenable - avec les pays d'Asie sur nos marchés textiles traditionnels, d'une part ; le désarmement tarifaire sur les importations de produits manufacturés européens concurrents à ceux que nous produisons localement, d'autre part. Ces événements devraient faire ressentir leurs effets à partir de 2004. Il y a là une coincidence de calendriers qui n'est pas heureuse pour l'économie tunisienne, surtout si l'on a à l'esprit son degré d'impréparation.

Mais il faut aussi relever un autre fait majeur : la Tunisie va bientôt cueillir les fruits de la révolution démographique générée par les réformes relatives à la condition féminine conduites depuis une quarantaine d'années. Dans sept ou huit ans, la pression sur l'emploi se fera de moins en moins vive.

- Quelles sont les exigences d'une réduction significative du taux de chômage ?

Pour les six ou sept années prochaines, le problème du chômage va se poser au double niveau quantitatif et qualitatif.

Pour répondre au niveau quantitatif, il faudra atteindre une croissance de 7% au moins. Il faudra, pour cela, que les investissements atteignent de nouveaux paliers. En gros, que l'on passe d'un taux d'investissement de 25% à un taux de 30%. L'État aura un rôle important à jouer pour équiper le pays et pour fournir des services de base à la population ; mais sans un intéressement et un engagement très fort du secteur privé, national et international, le défi ne pourra pas être relevé.

Pour répondre au niveau qualitatif, c'est-à-dire à la demande croissante d'emplois très qualifiés, c'est toute la structure économique qui doit être revue. Ce n'est ni la maintien de la prédominance de la petite entreprise familiale fermée, ni la prolifération d'un vaste secteur informel, ni même le développement d'un secteur off-shore sans liens avec l'économie on-shore et concentré sur des activités de sous-traitance qui offriront les opportunités à la nouvelle demande.

En un mot, le modèle actuel de fonctionnement du système économique est caduc. Il exige une refonte stratégique dont on ne voit malheureusement même pas les prémisses. Au lieu d'analyse, de concertation, de stratégie, de politiques de mise en oeuvre, on entend des incantations.

Alors, pour revenir aux exigences d'une lutte réelle contre chômage, la réponse tient en ceci : donner confiance aux investisseurs, donner libre cours aux initiatives, créer un environnement fait d'opportunités croissantes, doter le pays d'une administration efficace et entreprenante, favoriser les synergies entre les acteurs du système : travailleurs et société civile, entrepreneurs, administration, université et centres de recherche.

Dire cela c'est déclarer ni plus ni moins que l'urgence d'une révolution politique.

- La Tunisie peut-elle faire beaucoup mieux au plan économique ?

La réponse est claire et sans ambiguïté : la Tunisie peut faire beaucoup plus et beaucoup mieux. Les « performances » dont on parle aujourd'hui sont bien pâles par rapport à celles qui ont été réalisées dans le passé. Pendant les années soixante, on a édifié les infrastructures de base du pays et mis en place les institutions de la gouvernance économique ; toutes choses dont la rentabilité est dite « différée ». On a, malgré cela, réalisé un taux de croissance de 4,6%, un taux identique à celui de la décennie 1990. Au cours des années 1970, le taux de croissance moyen a été de 7,1%, un taux supérieur de 50% à celui enregistré au cours de la décennie 1990.

Le chômage et la pauvreté ont été combattus avec bien plus d'efficacité qu'ils ne le sont aujourd'hui : la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté est aujourd'hui aussi nombreuse qu'elle l'était il y a quinze ans, alors que ses rangs ont été divisés par 3 entre le début des années soixante et le milieu des années 1980 ; quant au chômage et au sous-emploi, ils ne donnent aucun signe de repli depuis quinze ans, au contraire ; alors qu'ils n'ont cessé d'être résorbés au cours des années 1960 et 1970, passant d'un tiers de la population active à 13,1% en 1984.

L'essentiel des réalisations structurelles lourdes de la Tunisie d'aujourd'hui : la grande hydraulique, la sidérurgie, la métallurgie et la mécanique, la chimie lourde, le complexe matériaux de construction - avec, à son centre, les cimenteries - et bâtiment, travaux publics ; l'infrastructure hôtelière et touristique ; le système autoroutier ; le réseau de grandes centrales électriques ; l'éradication de la totalité ou quasi-totalité des logements insalubres ; toutes ces réalisations sont l'héritage des trois décennies précédentes.

Oui, la Tunisie peut faire beaucoup mieux car elle a fait beaucoup mieux. Et parce que d'autres pays font beaucoup mieux aujourd'hui. Le taux annuel de croissance du PIB au cours de la décennie 1990 est de 10,7% en Chine, de 7,9% en Irlande, de 7,7% au Liban, de 7,6% en Thailande. Dans toute la région de l'Asie de l'Est et du Pacifique le taux annuel moyen de croissance a été de 8,0% au cours des années 1980 et de 7,4% au cours des années quatre-vingt-dix.

Oui, la Tunisie peut faire beaucoup mieux car on a le spectacle aveuglant des gaspillages et des occasions extraordinaires ratées. En examinant les dix ou quinze dernières années, on a du mal à dégager de grandes réalisations économiques.

- Le complexe sportif de Radès, en voie d'achèvement, et qui abritera les Jeux Olympiques méditerranéens n'est-il pas une grande réalisation ?

C'est justement la réalisation qu'il ne faut pas citer. Il fait figure de « métro du Sahel des années 1990 ». Grande réalisation par son coût, certes, puisqu'il a atteint 205 millions de Dinars sans compter les dépenses d'infrastructures avoisinantes. Mais, pour de nombreux observateurs avertis, il apparaît comme l'éléphant blanc par excellence. Quelle utilité y avait-il à construire un nouveau complexe sportif à Tunis dont la Cité Nationale Sportive d'El Menzah et le Stade Chédly Zouiten sont sous-utilisés de manière flagrante ? Et pourquoi une telle concentration à Tunis ? Avec le même coût, c'est une centaine de villes tunisiennes qui auraient pu recevoir les équipements sportifs dont elles manquent tant ! Je dis qu'il fait figure de « métro du Sahel » des années 1990 en raison de son coût considérable (à l'époque le métro du Sahel devait coûter 40 millions de Dinars) et de son utilité très douteuse.

- Quels sont ces occasions extraordinaires ratées ? Quels secteurs et quelles activités la Tunisie peut-elle investir ?

Cela saute aux yeux !

Il y a deux secteurs qui sont aujourd'hui les secteurs porteurs à l'échelle mondiale.

Le premier secteur est celui de la révolution de l'informatique et de la communication. Les travaux de recherche récemment menés indiquent que cette révolution est probablement, au plan économique, la plus importante de toutes les révolutions scientifiques et techniques de l'histoire de l'humanité ; bien plus importante que celle de l'imprimerie, de la machine à vapeur ou de l'électricité et des chemins de fer. Elle ne contribue pas seulement à l'augmentation de la productivité dans la production et la distribution des marchandises ; elle augmente la productivité de tous les secteurs, de la santé à l'éducation, de la finance à l'administration, et diminue les coûts de transaction pour tous les agents économiques. On estime aujourd'hui que les deux tiers de la croissance de la productivité aux États-Unis sont liés aux investissements dans les technologies de l'informatique et de la communication.

La Tunisie aurait été bien armée pour s'engager dans ce secteur. Mais, parce qu'on a voulu garder la société sous contrôle, cette entrée a été retardée. De sorte que la Tunisie est aujourd'hui en queue du peloton mondial. En 1999, il n'y avait, ici, que 3,17 utilisateurs d'Internet pour 1 000 habitants alors que la moyenne mondiale était de 44,0 utilisateurs, soit un taux 14 fois supérieur ! Bahrain avait une moyenne de 52,6, le Liban de 61,8, le Koweit de 52,7, l'Afrique du Sud de 45,6 utilisateurs pour 1 000 habitants, les Iles Maurice 47,93, le Portugal 70,1, la Grèce 70,6, la Corée 147,8. Et la Chine 7,02 !

Dans ce domaine, la Tunisie s'est distinguée de tous les autres pays du monde par un facteur : sa législation la plus détaillée et la plus répressive du monde en ce qui concerne l'utilisation d'Internet.

Pour la téléphonie cellulaire, le constat est le même : en 1999, la Tunisie avait 0,58 téléphone cellulaire pour 100 habitants, alors que le moyenne mondiale était de 8,20, soit un taux plus de 14 fois supérieur ! Bahrain avait une moyenne de 20,07, le Liban de 19,56, le Koweit de 15,82, l'Afrique du Sud de 13,21, les Iles Maurice de 8,88, le Portugal de 46,81, la Corée de 50,44. Le Maroc, un pays au revenu par habitant de 40% inférieur à celui de la Tunisie, avait un taux presque trois fois supérieur (1,34). Depuis lors, il est passé à un autre stade : aujourd'hui, les Marocains sont équipés de plus de 2 millions de téléphones cellulaires (contre à peine 200 000 en Tunisie) !

Pour le VIIIe Plan de Développement Economique et Social 1992-1996, on avait programmé huit (8) Ecoles d'Ingénieurs en Informatique ; aujourd'hui, en 2001, on en a à peine une !

Le secteur en question est pourtant important à plusieurs titres, notamment ses effets induits sur tous les autres secteurs, les créations d'emplois qualifiés qu'il crée et son potentiel de croissance ; une croissance à deux chiffres.

Le deuxième secteur porteur est celui que l'on appelle « tiers-secteur », ce secteur qui n'est ni le secteur privé, ni le secteur public, qui n'est régi ni par le marché, ni par l'État mais qui est celui de la société civile : mouvement associatif, réseaux d'organisations sociales, culturelles, d'entr'aide ; bref toutes les institutions à but non lucratif. Ce secteur est celui qui connaît le plus grand essor dans les sociétés démocratiques ; il emploierait déjà près d'un tiers de la population active aux États-Unis. C'est celui qui manque le plus en Tunisie.

Ces deux secteurs, comme on le voit, ne peuvent pas se développer en l'absence de liberté, en l'absence de société civile.

- Quels sont les contours de ce nouveau modèle ? Quelles sont les exigences d'une croissance plus soutenue et d'un développement économique réel en Tunisie ?

Il est de plus en plus admis et reconnu aujourd'hui que le développement est, d'abord et avant tout, une question d'institutions et de gouvernance. Ces questions sont centrales, non seulement, pour la société, mais aussi pour les investisseurs, qu'ils soient nationaux ou étrangers.

La première exigence est de refonder l'administration. Une administration qui soit stimulée par la société à travers un contrôle citoyen et sa soumission à un ensemble de règles, notamment la transparence, l'évaluation systématique. Une administration stimulante et porteuse de grandes ambitions pour la Tunisie. Il faut pour cela que fin soit mise au pouvoir hyper-centralisé qui prévaut aujourd'hui et qui inhibe toute tentative créatrice.

La deuxième exigence est de restaurer la confiance des acteurs économiques, salariés et entrepreneurs. À travers une information économique crédible et transparente, le respect de la règle de droit et de l'indépendance de la justice.

La troisième exigence est la redynamisation du monde universitaire et de la recherche.

La quatrième et la non moins importante est la création des synergies administration-acteurs économiques-monde de la recherche. En un mot, un autre système de pouvoir : l'invention démocratique.

 

Mahmoud Ben Romdhane
Professeur d'Économie à l'université de Tunis.
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