Alternatives citoyennes
Numéro 6 - 30 décembre 2001
Économie
Le projet de budget de l'État pour l'année 2002 : un projet à hauts risques

 

La Chambre des députés discute, depuis le début de ce mois de décembre, le projet de budget de l'État pour l'année 2002, lequel doit être approuvé et adopté sous forme de Loi de Finances avant le 31 décembre.

L'élaboration de ce document et sa discussion ont lieu dans une période de grande incertitude : les perspectives économiques mondiales se sont particulièrement assombries à la suite des événements du 11 septembre, rendant difficiles les prévisions économiques et financières à court terme de la Tunisie.

Mahmoud Ben RomdhaneEn cette conjoncture particulière, l'analyse du projet de budget de l'État pose la question de sa structure et de son contenu, mais plus encore, de manière cruciale, celle des hypothèses économiques et financières dans lesquelles il s'inscrit. Cette particularité tient à l'instabilité et l'imprévisibilité de l'environnement mondial, mais aussi aux tensions qui pèsent depuis quelque temps sur les équilibres externes de l'économie tunisienne. Les risques de dérapage se sont sensiblement accrus dans un contexte devenu périlleux. Un excès d'optimisme, une erreur d'aiguillage qui accroîtraient nos besoins d'emprunt peuvent avoir aujourd'hui des effets adverses terribles ; ils pourraient exacerber la vulnérabilité de notre économie et comportent un risque d'entrée dans un cercle vicieux d'une durée et de conséquences imprévisibles.

La finalisation du projet de budget économique et du cadrage du projet de budget de l'État a généralement lieu au mois de septembre. Cette année, ces travaux ont dû être reportés à une date ultime (novembre pour le projet de budget économique et début décembre pour le projet de budget de l'État) au-delà de laquelle les débats budgétaires et le vote de la Loi de Finances pour l'année 2002 avant la date fatidique du 31 décembre n'auraient pas été possibles.

L'Administration a dû marquer une pause pour prendre en considération les conséquences sur l'économie mondiale du choc provoqué par les événements du 11 septembre et revoir les projections de croissance ainsi que l'ensemble des agrégats macro-économiques pour l'année 2002.

Sur cette base, le taux de croissance projeté a été ramené d'environ 6,5% à 4,9%. Les exportations de biens et de services, qui ont enregistré une croissance de 7% en moyenne au cours des cinq dernières années, ont été ramenées à 5,0% pour 2002 : à ce titre, les projections de croissance des exportations textiles ont été fixées à 8,7% à prix courants (contre une moyenne de 10,3% au cours de ces cinq dernières années) et celles relatives au tourisme ont maintenu un même niveau de recettes touristiques qu'en 2001 à prix courants (ce qui signifie une réduction en dinars constants de l'ordre de 3,5%).

Le ralentissement ainsi envisagé semble bien peu prudent si l'on tient réellement compte du recul sensible de la consommation sur les marchés traditionnels de la Tunisie et, surtout, de l'effondrement du tourisme à l'échelle mondiale. La haute saison touristique commencera dans six mois et, d'ici là, une reprise peut, certes, se manifester ; mais rien ne l'indique aujourd'hui.

Les projections d'augmentation des transferts de revenus des travailleurs tunisiens à l'étranger apparaissent aussi peu réalistes : elles sont établies à 9,2% alors que la moyenne des cinq dernières années - période de croissance soutenue dans le pays de résidence des immigrés tunisiens - se situe autour de 8%.

Ces trois postes - textiles, tourisme et transferts des revenus des travailleurs tunisiens - représentent à eux seuls plus de la moitié de toutes les recettes courantes (ou recettes en devises) de la Tunisie.

Malgré l'optimisme excessif des hypothèses, le déficit courant est prévu d'atteindre 4,2% du PIB (voir tableau 1), un taux comptant parmi les plus négatifs de ces dernières années et le niveau des réserves en devises n'équivaudra plus qu'à 65 jours d'importation (voir tableau 2), nettement au-dessous du seuil de sécurité généralement admis (90 à 100 jours) et à propos duquel le FMI n'a cessé de mettre en garde les pouvoirs publics tunisiens depuis plus d'un an1.


Tableau 1. Évolution du déficit courant

Tableau 2. Évolution des avoirs nets en devises

Le déficit courant qui est projeté (voir tableau 1) se situe à 1 310 millions de dinars (MD), ce qui établira les besoins en financement extérieur de la Tunisie à 3 200 MD compte tenu du remboursement du principal de la dette extérieure et d'autres participations (1 740 MD) et de la variation des réserves en devises (150 MD).

Ces besoins sont prévus pour être financés à raison de 150 MD par des dons, 750 MD par des investissements directs et des participations, 1 200 MD par des prêts publics et 1 100 MD par des prêts commerciaux et financiers. Si les dons sont bien identifiés, les autres sources ne le sont que très partiellement. Mais ce qui est plus préoccupant, c'est la possibilité de lever 1 200 MD en prêts commerciaux et financiers. En effet, au cours de ces deux dernières années, la Tunisie n'a réussi à atteindre un niveau similaire de prêts qu'en recourant au marché financier international à hauteur de 757 MD en 2000 et 630 MD en 2001. Or ce marché connaît aujourd'hui un raidissement et il sera beaucoup plus ardu de pouvoir y lever des fonds aussi importants, sauf à des conditions plus onéreuses et à risquer une dégradation en termes d'image de marque avec des conséquences potentiellement graves : risque de déclassement par les agences internationales de rating, coût d'emprunt plus élevé et entrée dans un cercle vicieux. Car les finances externes de la Tunisie tiennent au « fil du rasoir » : les besoins financiers extérieurs structurels se situant à une moyenne annuelle d'environ 3,5 milliards de dinars, un choc peut détruire leur équilibre précaire, surtout si un certain scepticisme ou une certaine défiance venait à s'installer dans les esprits du monde financier. Ce risque est d'autant plus sérieux que, d'une part, la santé du secteur bancaire reste préoccupante (les créances douteuses représentent 20,3% du PIB et celles qui, parmi celles-ci, ne sont pas provisionnées atteignent un montant représentant 85,6% du capital pour les banques commerciales et 123,6% pour les banques de développement en 1999)2 et que d'autre part la faiblesse des réserves en devises (voir tableau 2) place le pays dans une situation d'insécurité.

Au moment où s'imposent, plus que jamais, la prudence et la nécessité de préserver les équilibres financiers de la Tunisie en maîtrisant la dépense intérieure, le projet de budget de l'État 2002 vient, au contraire, aggraver la situation : il s'inscrit dans une problématique de soutien de la demande. En effet, l'augmentation projetée de la consommation publique est de 8,6% (contre une augmentation de 8,0% de la consommation privée) et la pression fiscale (représentant la valeur des recettes fiscales par rapport au PIB) est projetée à 21,0%, soit le taux le plus élevé des six dernières années en dehors de l'an 2000.

Le déficit budgétaire programmé s'élève à 700 MD et représente 2,2% du PIB, mais selon toute vraisemblance, il atteindra des niveaux bien plus élevés car si la croissance anticipée n'est pas au rendez-vous, les recettes réelles seront bien en-deçà des prévisions. Un dérapage très sérieux est à craindre, qui viendra aggraver la situation financière d'ensemble.

Quant au contenu même du budget de l'État, il ne se présente pas de manière vraiment différente des précédents budgets : sa structure est pratiquement inchangée.

Au niveau de ses recettes, les impôts directs (prélèvements sur les traitements et salaires et sur les revenus des sociétés essentiellement) devraient augmenter de 10,9% tandis que les impôts indirects (TVA, droits de consommation et droits de douane essentiellement) devraient augmenter de 6,5%. Les retenues à la source sur les traitements et salaires augmentent à un rythme élevé : 11,4%.

Au niveau des dépenses (voir tableau 3), les ministères à vocation sociale (Éducation nationale, Enseignement Supérieur, Formation professionnelle et Emploi, Santé Publique, Affaires Culturelles, Affaires Sociales, Jeunesse, Enfance et Sports) voient, dans l'ensemble, leur budget global (gestion et développement) progresser à un rythme (légèrement) plus élevé que celui des autres ministères, notamment les ministères de l'Intérieur et de la Défense Nationale, la variation prévue étant de +4,9% pour les deux derniers contre 6,5% pour les ministères à vocation sociale et 5,7% pour les autres ministères. Ces tendances ne sont pas nouvelles ; elles sont en oeuvre depuis au moins cinq ans (voir tableaux 4 et 5) : elles ont permis de faire baisser la part des ministères spécialisés dans le maintien de l'ordre et la défense du territoire de 16,8% du budget global en 1997 à 15,6% en 2001 (et 15,5% en 2002 selon les prévisions), et d'augmenter la part des ministères à vocation sociale de 38,6% à 41,9% en 2001 (et 42,2% en 2002). Mais c'est un changement bien plus radical qui est nécessaire.

Ministères 1997 1998 1999 2000 2001 2002
Intérieur 522 554 594 nd 622 650
Défense nationale 365 392 410 nd 453 478
Sous-total Intérieur et Déf. nat. 887 946 1004 nd 1075 1128
Affaires culturelles 38 40 42 nd 65 72
Éducation nationale 1029 1099 1202 nd 1370 1471
Enseignement supérieur 249 267 297 nd 434 471
Affaires sociales 81 90 101 nd 119 133
Santé publique 462 492 520 nd 596 615
Jeunesse et enfance 108 125 143 nd 162 154
Formation professionnelle et emploi 73 84 98 nd 139 156
Sous-total à vocation sociale 2040 2197 2403 nd 2885 3072
Autre ministères 2352 2438 2795 nd 2920 3085
Total 5279 5581 6202 6372 6880 7285

Tableau 3. Évolution des dépenses de l'État par département ministériel, en millions de dinars (nd : non disponible)

Ministères 1997 1998 1999 2000 2001 2002
Intérieur 9,9 9,9 9,6 nd 9,0 8,9
Défense nationale 6,9 7,0 6,6 nd 6,6 6,6
Sous-total Intérieur et Déf. nat. 16,8 17,0 16,2 nd 15,6 15,5
Affaires culturelles 0,7 0,7 0,7 nd 0,9 1,0
Éducation nationale 19,5 19,7 19,4 nd 19,9 20,2
Enseignement supérieur 4,7 4,7 4,8 nd 6,3 6,5
Affaires sociales 1,5 1,6 1,6 nd 1,7 1,8
Santé publique 8,8 8,8 8,4 nd 8,7 8,4
Jeunesse et enfance 2,0 2,2 2,3 nd 2,4 2,1
Formation professionnelle et emploi 1,4 1,5 1,6 nd 2,0 2,1
Sous-total à vocation sociale 38,6 39,4 38,7 nd 41,9 42,2
Autres ministères 44,6 43,6 45,1 nd 42,5 42,3
Total 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0

Tableau 4. Évolution des dépenses de l'Etat par département ministériel, en pourcentage du budget de fonctionnement et de développement (nd : non disponible)

Ministères 1997 1998 1999 2000 2001 2002
Intérieur 2,5 2,5 2,4 nd 2,2 2,1
Défense nationale 1,7 1,7 1,7 nd 1,6 1,5
Sous-total Int. et Déf. nat. 4,2 4,2 4,1 nd 3,7 3,6
Affaires culturelles 0,2 0,2 0,2 nd 0,2 0,2
Éducation nationale 4,9 4,9 4,9 nd 4,7 4,7
Enseignement supérieur 1,2 1,2 1,2 nd 1,5 1,5
Affaires sociales 0,4 0,4 0,4 nd 0,4 0,4
Santé publique 2,2 2,2 2,1 nd 2,1 2,0
Jeunesse et enfance 0,5 0,6 0,6 nd 0,6 0,5
Formation professionnelle et emploi 0,3 0,4 0,4 nd 0,5 0,5
Sous-total à vocation sociale 9,8 9,7 9,7 nd 10,0 9,8
Autres ministères 11,3 10,8 11,3 nd 10,1 9,9
Total 25,3 24,7 25,1 nd 23,8 23,3

Tableau 5. Évolution des dépenses des départements ministériels, en pourcentage du PIB (nd : non disponible)

Cette présentation d'ensemble comporte des évolutions parfois contrastées. Si le budget alloué par élève est en amélioration régulière (521 dinars en 2001 et 545 dinars en 2002 contre 461 dinars en 1997, tous calculés aux prix constants de 1997, voir tableau 6), celui alloué par étudiant est en régression continue (1 852 dinars en 2001 et 1 785 dinars en 2002, contre 2 044 dinars en 1997, voir tableau 6). Et le ministère de la Santé publique subit une lente régression relative (sa part passant de 8,8% en 1997 à 8,4% en 2002, voir tableau 4).


Tableau 6. Évolution des dépenses d'éducation en dinars constants (1997) par élève

Ce qui est sans doute le plus problématique en cette matière, c'est la répartition des dépenses entre « dépenses de gestion » et « dépenses de développement », les premières (qui représentent déjà plus des 2/3 des dépenses globales) voyant leur taux de croissance s'établir à 6,3% tandis que les dépenses de développement ne progresseront qu'à raison de 5,0%.

Il se pose ici la question du pourquoi d'une telle expansion des dépenses publiques en temps d'incertitude et de risques. L'argument du « développement », du renforcement des infrastructures, des projets d'équipement du pays aurait, dans une certaine mesure, légitimé une telle prise de risques ou l'aurait, du moins, expliquée. Mais tel n'est même pas le cas. Près de 10 000 nouveaux fonctionnaires seront recrutés et la masse salariale versée par l'Administration obèrera près des 2/3 des dépenses de gestion, la moitié de la totalité des dépenses publiques et 10,54% du PIB3 alors qu'il est clair qu'il y a, en règle générale, une pléthore et un sous-emploi manifestes des fonctionnaires et que la priorité est à leur meilleure mise au travail. Mise au travail et mobilisation qui dépend, dans une très large mesure, de l'existence d'un environnement politique incitatif. En tout état de cause, cette question ne peut être traitée à la légère : elle requiert des évaluations du service public et du système de rémunérations. C'est seulement à partir d'une telle base qu'une politique de recrutement à moyen terme peut être élaborée et qu'un tel niveau d'engagement pourrait être justifié.

La Tunisie a déjà expérimenté les douloureuses conséquences du populisme et de la démagogie en matière de conduite de la politique économique : sous le gouvernement Mzali (1980-1986), alors que s'exacerbait la course à la succession de Bourguiba, les politiques économiques laxistes ont conduit le pays à la faillite financière et à une crise économique sans précédent. Il a fallu attendre de nombreuses années de dure austérité pour rétablir les finances extérieures et pour que l'appareil économique pût enfin fonctionner sans être soumis à des rationnements de matières premières et de demi-produits essentiels. Les pertes de production et d'emploi qui en ont découlé ont été si considérables que la décennie quatre-vingt figure désormais comme une décennie quasiment perdue. Les conséquences des dérives engendrées par ce populisme ne se sont pas limitées à la seule sphère économique : l'absence de volonté de traiter les questions avec la célérité et le courage nécessaires ont fini par imposer des « solutions » bien plus austères et plus « radicales ». Les émeutes dites du pain (à la suite du doublement du prix des céréales en 1984) et les dizaines de morts qui s'en sont suivies, la création d'un syndicat ouvrier fantoche, l'emprisonnement des syndicalistes et la destruction de l'UGTT à partir de 1985 ont été le tribut humain et politique payé par la société et par l'État en raison directe du populisme. Ces traumatismes n'ont pas disparu ; leurs effets perdurent encore aujourd'hui.

La Tunisie ne peut se permettre le luxe d'une deuxième ère démagogique ; une crise financière risque d'avoir des effets trop désastreux sur tous les plans humain, économique, social et politique.

L'économie n'est pas une science exacte et nul n'est devin. Les appréhensions qui viennent d'être exposées peuvent ne pas se réaliser et une embellie ne relève pas du domaine de l'impossible. Ce qui est évident, c'est qu'en l'état général des connaissances du contexte économique mondial, de son évolution probable et de la configuration de la situation financière du pays, les prévisions gouvernementales apparaissent fortement risquées. La crise dans laquelle a sombré l'Argentine et qui s'offre aujourd'hui au spectacle du monde avec ses pillages généralisés ne doit pas être écartée de notre univers mental et être simplement considérée comme appartenant à un « monde qui n'est pas le nôtre ».

Le projet de budget pour 2002 ne devrait pas être voté en l'état, mais étant donné la composition actuelle de la Chambre des députés, il est difficile d'imaginer qu'il soit profondément remanié. En tout état de cause, un suivi extrêmement attentif de la conjoncture mondiale et de la situation économique et financière de la Tunisie s'impose. Un changement de cap vers un scénario beaucoup moins optimiste doit être simulé dans toutes ses dimensions et un réexamen du budget de l'État doit être envisagé pour le mois de juin 2002 par la Chambre des députés. À la lumière de la situation nationale et internationale, une Loi de Finances complémentaire pour 2002 pourrait alors être votée. Elle aurait pour avantage, au moins, d'éviter le pire.

Notes :

1 Voir à ce propos les publications du FMI, Tunisia - Interim Mission Concluding Statement, 2 mai 2000, point n°4 et Staff Report for the 2000 Article IV Consultation, 19 janvier 2001, point n°31, rendant compte de la confirmation par les autorités tunisiennes de leur intention d'établir les réserves en devises à un niveau de 2,2 milliards de dollars à la fin de l'année, soit environ 3 200 MD. En réalité, les réserves n'étaient que de 2 341 MD au 31 octobre 2001.
2 Voir Staff Report for the 2000 Article IV Consultation, déjà cité, Table 6. : Tunisia : Commercial Bankink System - Performance Indicators 1994-99, p. 41.
3 Par comparaison, la facture salariale de l'Administration représente 6,8% Jordanie, 7,3% en Turquie, 7,9% en Grèce, 7,7% en Malaisie, 6% enThailande et 4,4% au Chili.

 

Mahmoud Ben Romdhane
Universitaire. Économiste. Tunis.
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