Alternatives citoyennes
Numéro 8 - 20 mars 2002
Politique
À propos de la réforme constitutionnelle
La vraie question : à quand la fin du système du parti unique ?

 

Le projet de réforme de la Constitution aujourd'hui sur le bureau de l'Assemblée nationale comporte de très nombreux amendements, mais de très inégale importance. Certains constituent une simple affirmation de principes ou de droits de l'homme ou du citoyen, d'autres portent création d'institutions ou attribution de prérogatives. Il faut cependant convenir sans hésitation que la réforme la plus importante est celle qui touche à l'Article 39 de la Constitution, en supprimant la limitation du nombre de mandats présidentiels, ce qui signifie concrètement permettre au président Ben Ali d'accéder, en 2004, à un quatrième mandat.

L'on voit immédiatement qu'au-delà de l'aspect politique de cette réforme projetée, il y a une dimension personnelle qui ne facilite pas le débat. Les thuriféraires du pouvoir présentent les choses comme si le quatrième mandat de Ben Ali allait permettre à la Tunisie de réaliser toutes ses aspirations. Certains opposants dits radicaux crient non seulement au scandale mais aussi à une sorte de catastrophe nationale au cas où Ben Ali se maintiendrait au pouvoir.

L'opposition démocratique a-t-elle besoin de s'engluer dans cette dialectique manichéenne qui a pour elle la facilité, mais certainement pas la pertinence politique ? Il semble évident que la question qui se pose véritablement est celle-ci : de quoi la Tunisie, son peuple, ses élites, ont-ils besoin aujourd'hui ? Quelles sont les exigences que commandent la situation de notre pays, de notre société, de notre environnement ? Qu'est-ce qui devrait être fait, ici et maintenant sur le terrain démocratique et sans attendre 2004 ou 2009 ? Pourquoi donc « l'étape à venir dans le processus démocratique » commencerait-elle en 2004 et non pas aujourd'hui même ?

La démocratisation, et c'est bien de cela qu'il s'agit, est devenue une exigence majeure et urgente. Le processus démocratique, dont le pouvoir parle constamment, est en panne depuis belle lurette, si tant est qu'il ait jamais été sérieusement engagé... Le paysage médiatique, la scène politique nationale, le climat général qui règne dans le pays n'ont rien à voir avec la démocratie. Et ce n'est pas en créant une deuxième Chambre parlementaire, ou en donnant de nouvelles prérogatives à un Conseil constitutionnel nommé, ou en organisant l'élection présidentielle en deux tours de scrutin au lieu d'un seul, que l'on changera quoi que ce soit...

C'est le système politique antidémocratique qui est en cause, parce qu'il constitue le facteur central déterminant et décisif, responsable de tous nos « malheurs démocratiques ». Passer d'une situation non démocratique à une situation démocratique nécessite inévitablement de rompre avec le système du Parti Unique, épine dorsale de la gestion de l'État et de la société depuis des décennies.

1. Le système de Parti Unique est à l'origine et en même temps perpétue la fusion entre l'appareil de l'État et celui du Parti ;

2. Le système de Parti Unique est à l'origine et en même temps perpétue la soumission du pouvoir législatif au pouvoir exécutif ;

3. Le système de Parti Unique est responsable du rétrécissement continu de la marge d'indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif ;

4. Le système du Parti Unique est à l'origine et en même temps perpétue le contrôle total exercé sur la société civile et la volonté permanente de domestiquer le mouvement associatif ;

5. Le système de Parti Unique est responsable du fait que toute opération électorale, qui se renouvelle tous les quatre ou cinq ans (municipales, législatives ou présidentielles) se réduit nécessairement et structurellement à une procédure de « reproduction/légitimation » du système de Parti Unique ;

6. Le système de Parti Unique ne peut qu'engendrer un système d'information conçu et organisé pour être le porte-parole du fonctionnement du Parti ;

7. Le système de Parti Unique est à l'origine du renforcement considérable du rôle de l'appareil policier et notamment la police politique qui devient omniprésente et omnipuissante et voit son influence sur les décisions de l'État grandir et s'étendre.

Tel est ce mastodonte qu'est le système de Parti Unique dans son modèle destourien. La catastrophe, « la mère des catastrophes », c'est le système de Parti Unique. Il faut le démanteler.

Que s'ouvre un vrai débat national sur les décisions, initiatives et mesures à prendre afin de briser ce mastodonte, en démantelant ce système de type totalitaire, au sens étymologique du terme. Il convient, pour ce faire, de prendre des mesures dans le sens de la séparation État /Parti, notamment par l'abandon par le chef de l'État de ses responsabilités à la tête du Parti, par la stricte séparation entre les gouverneurs, représentants de l'État et du président de la République et les représentants régionaux du Parti. Cela signifie, par ailleurs, retirer aux cellules destouriennes toutes les tâches « étatiques » qui leur sont confiées, comme l'attribution des cartes de soins gratuits aux indigents, ou des aides sociales aux familles nécessiteuses ; dans le même sens, il est indispensable de dissoudre toutes cellules du RCD implantées dans les entreprises et les administrations. Il faut d'urgence mettre fin à l'intrusion du RCD ou du ministère de l'Intérieur dans le recrutement dans l'administration ou dans certains examens professionnels, comme le CAPES ou le CAPA (Certificat d'aptitude à la profession d'avocat).

Sur le plan du système d'information totalement instrumentalisé par l'État et le RCD, il convient de se battre pour la mise sur pied d'un « Conseil pluraliste de l'information » qui aurait la charge de superviser la radio et la télévision et qui devra être composé de divers représentants des courants politiques, intellectuels, culturels, artistiques, etc. Dans le même domaine, il faut accorder le visa à toutes les demandes présentées pour la publication de journaux, revues, périodiques, etc. Il faut en même temps retirer à l'ATCE les prérogatives concernant la centralisation et le dispatching de la publicité publique destinée à la presse.

Au niveau de la politique de contrôle exercé sur la société civile, il convient de rompre avec les pressions, menaces et intimidations exercées sur les associations et les organisations autonomes, et en même temps ouvrir largement la voie à l'apparition et à la multiplication de groupements, associations, organisations émanant de la société civile, accorder immédiatement le visa aux groupements tels que le CNLT, la Ligue des Écrivains Libres, etc. Les partis qui ont demandé leur reconnaissance légale doivent bénéficier immédiatement du visa leur permettant de mener au grand jour leur activité démocratique.

Au niveau de la puissance grandissante de la police politique, il convient de réexaminer totalement le rôle et la fonction de cette police et de procéder à un assainissement de ses services afin de les débarrasser des éléments réputés depuis plusieurs années pour les exactions, les violences, les agressions et les tortures dont ils ont été coupables.

Enfin, si l'on veut ouvrir la voie à une véritable démocratisation, la promulgation d'une amnistie générale en faveur de tous ceux qui ont été victimes de procès politiques inéquitables est une nécessité.

Voilà ce qu'il convient de faire aujourd'hui : démanteler le système de Parti Unique, démocratiser la vie politique, développer la vie associative, libérer les médias et l'information sous toutes ses formes, respecter la séparation entre les pouvoirs, rendre à la justice son autonomie et son prestige... Réalisons toutes ces réformes, là, maintenant, sans attendre les échéances électorales à venir. Si ces réformes sont réalisées et entrent dans les moeurs, alors tout devient possible : les élections, chez nous, auront un sens et une signification, le suffrage universel le sera vraiment, le vote sera un vrai vote, l'urne sera une véritable urne.

Et alors, oui, la consultation populaire, sur toute question d'importance, sera une vraie consultation populaire, et ses résultats auront une crédibilité qui s'imposera à tous et à toutes.

Sans tout cela, le dialogue s'interrompt, ou disons plutôt qu'il ne peut commencer, parce que ce serait un dialogue de sourds...

 

Salah Zeghidi
Syndicaliste, membre du Bureau directeur de la LTDH. Tunis.
www.alternatives-citoyennes.sgdg.org
redaction@alternatives-citoyennes.sgdg.org