Alternatives citoyennes
des Tunisiens,
ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir

Plate-forme

L'équipe

Archives

Abonnement

Nous écrire

Recherche

Remerciements

Partager

Une affaire de gros sous et de faux bijoux

Nombre de tunisiens ne cessent de se poser des questions à propos du projet proposé par le Président Sarkozy, à savoir l'« Union pour la Méditerranée ». Quelles sont la signification, la portée et l'opportunité de ce nouveau « machin » ? Pourquoi la France prend-t-elle seule l'initiative de ce nouveau projet ? Pourquoi la Tunisie se précipite-t-elle toujours à adhérer, sans discernement, à des projets mort-nés, tels l'« Union du Maghreb Arabe », le « Processus de Barcelone », et probablement l'« Union pour la Méditerranée » ?

En fait, à y regarder de plus près, ce projet d'« Union pour la Méditerranée » se révèle une affaire de sous et de faux bisous.

Paradoxalement, l'Accord de libre-échange, conclu entre l'Union Européenne et chacun des trois principaux pays du Maghreb (Tunisie, Maroc, Algérie), a fini par détériorer le positionnement de l'Europe sur le marché maghrébin. La déstructuration de pans entiers du tissu productif des pays du Maghreb, la segmentation de leur marché, la précarisation de leur emploi, le renchérissement excessif des produits européens, l'envolée de la parité de l'euro, sont tous des facteurs qui ont rendu très difficile l'accès des marchandises européennes au marché maghrébin. À titre d'exemple, la proportion des importations de la Tunisie en provenance de l'Union Européenne dans le total de ses importations n'a pas dépassé 63.8% en 2006 contre 72.9% en 1996. De ce fait, en 2006, la balance commerciale de la Tunisie avec l'Union européenne est devenue excédentaire alors qu'elle était déficitaire quelques années auparavant.

Cette dégradation de la position de l'Union Européenne sur le marché tunisien a touché dangereusement la France, et dans une moindre mesure la Grande-Bretagne, l'Espagne et les Pays-Bas. La part des importations tunisiennes en provenance de la France dans le total de ses importations n'a cessé de baisser pour se situer à 23.0% seulement en 2006, contre 24.6% en 1996 et 27.7% en 1986. De ce fait, la balance commerciale de la Tunisie avec la France est devenue largement excédentaire alors que, jusqu'en 2003, elle était déficitaire. En 2006, cet excédent au profit de la Tunisie est devenu alarmant pour la France puisqu'il a atteint la bagatelle de 780 millions de dinars. Les produits français sont évincés du marché tunisien par des marchandises provenant de plusieurs autres pays, et plus particulièrement de l'ex-URSS, de la Chine, du Japon, de la Turquie, du Brésil, de la Corée du Sud et de Thaïlande. Avec ce genre de pays, le déficit commercial de la Tunisie n'a cessé de se creuser, atteignant parfois des niveaux inquiétants. Globalement, le déficit de la balance commerciale tunisienne a grimpé à 3 364 millions de dinars en 2006, contre 1 714 millions de dinars en 1996 et 742 millions de dinars en 1986.

C'est dans ce contexte que s'inscrit l'initiative du Président français concernant l'« Union pour la Méditerranée ». Ce projet vise en premier lieu à relancer les échanges entre les pays maghrébins et la France. Plus précisément, la France cherche à retrouver son influence et par là, ses intérêts économiques sur la rive sud méditerranéenne, à l'instar de l'Allemagne qui a reconquis son influence, voire son hégémonie, sur son espace vital historique, à savoir l'Europe de l'Est. C'est dans ce contexte aussi que les visites de M. Sarkozy aux pays maghrébins prennent trop un aspect mercantile. En effet, à l'instar de son prédécesseur Jacques Chirac qui nous a fourgué quelques milliers de voitures de troisième choix, dites « voitures populaires », Nicolas Sarkozy a tenté au cours de sa dernière visite d'écouler en Tunisie quelques équipements [1], et plus particulièrement quelques avions Airbus [2]. Enfin, c'est dans ce contexte que Sarkozy n'a cessé d'amadouer les régimes maghrébins.

Interrogée sur la question des libertés de la presse et d'opinion en Tunisie, Mme Fadela Amara, secrétaire d'Etat française à la ville, a indiqué qu'il faut aider les régimes actuels des pays du Maghreb qui « sont des régimes démocratiques et qui font un certain travail pour résister à cette montée fascisante des islamistes qu'il faut combattre parce qu'elle est aux portes de l'Europe ». Et lors de sa dernière visite, Sarkozy lui-même reconnaît que « l'espace des libertés progresse aujourd'hui en Tunisie. Ces acquis constituent des signaux encourageants qui s'inscrivent sur un chemin, étroit et difficile, mais essentiel, celui de la liberté et du respect des individus, un chemin qu'aucun pays ne peut prétendre avoir entièrement parcouru, et personne ne peut se poser en censeur ». Géniale et parfaitement sur mesure, cette alchimie politique. Elle nous rappelle celle de Chirac qui jugeait, il y a quelques années, que « les Tunisiens n'ont pas à se plaindre puisqu'ils mangent tous à leur faim ». M. Chirac nous prenait donc pour des veaux (à engraisser), alors que M. Sarkozy nous prend pour des idiots (à berner).

Notons que, pour la Tunisie, ce projet d'« Union pour la Méditerranée » comporte au moins trois risques majeurs. En effet, ce projet pourrait :

  • Ressusciter les rapports d'hégémonie, datant de l'époque coloniale, dont a souffert longtemps la Tunisie. L'un des indicateurs de cette hégémonie est le déficit chronique de la balance commerciale tunisienne avec la France, n'ayant pris fin qu'il y a quelques années.

  • Reléguer la Tunisie dans un rôle de garde-frontières, tout en risquant d'être délestée de la crème de son élite. Les jeunes sortants du supérieur étant souvent de mauvaise qualité, en guise de prime pour la Tunisie, Sarkozy l'a gratifiée d'un accord concernant la gestion du flux migratoire entre les deux pays. La Tunisie est tenue de lutter plus efficacement contre l'immigration clandestine. En contrepartie, la France pourrait ouvrir ses portes à une émigration d'élite provenant de la Tunisie. Ainsi, avec les autres pays du Maghreb, la Tunisie pourrait se métamorphoser en une simple ceinture de sécurité [3] pour l'Europe. Simultanément, la Tunisie pourrait être terriblement appauvrie en vrais cadres, à un moment où elle en a un énorme besoin.

  • Octroyer davantage de fausse légitimité à notre douce mais pernicieuse autocratie.

Notes de la rédaction (voir aussi notre présentation de cette contribution de Hassine Dimassi) :

[1] La vente à la Tunisie de la technologie nucléaire, au même titre que la France le fait pour d'autres pays arabes (Algérie, Libye, Arabie saoudite, etc.) est un dossier complexe sur lequel il faudra revenir.

[2] La société EADS qui produit Airbus traverse une grave zone de turbulences avec des retards considérables de livraison et des plans de licenciements. Aussi, cède-t-elle une partie de ses usines de pièces détachées, particulièrement celles de Méaulte (Somme) et Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) où des mouvements de grèves ont couru fin avril. Cette cession ce fait au profit du groupe toulousain Latécoère qui voit ainsi son aire de développement s'étendre avec la fabrication de pièces d'aérostructures.

Ce groupe Latécoère doit prochainement étendre son site destiné aux câblages d'un nouveau site voué aux sous-ensembles d'aérostructures. L'enveloppe allouée à ce projet, qui devrait être réalisé en Tunisie ou au Maroc (en tous cas dans un pays « low-cost ») est de 50 millions d'euros.

Nous avons appris, à la suite de la visite du président français, véritable VRP d'Airbus industrie de la Chine au Qatar en passant par la Tunisie, que la vente de 18 Airbus à la Tunisie s'accompagnait d'une contrepartie : la création d'une usine de fabrication de pièces d'avion avec 2 000 emploi à la clé !

Y a-t-il un rapport entre ceci et cela ? Mais face à la contestation des salariés de Méaulte et Saint-Nazaire, M. Junca, président du conseil de surveillance de l'équipementier Latécoère, a assuré les travailleurs français que les investissements de son groupe à l'étranger resteraient sans commune mesure avec ceux réalisé en France, dans un rapport de 1 à 5.

[3] Le ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale dirigé par M. Brice Hortefeux a pour mission de reconduire chaque année à la frontière un quota d'étrangers sans-papiers (25 000 en 2007). Toutefois, la France aura besoin d'ici 2015 de 300 000 à 400 000 travailleurs étrangers supplémentaires.

 

Hassine Dimassi. 24 mai 2008
www.alternatives-citoyennes.sgdg.org  ~ redaction@alternatives-citoyennes.sgdg.org