Alternatives citoyennes Numéro 3 - 10 juillet 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Les jeunes diplômés entre chômage et exil

 

L'investissement dans le capital humain, par le biais de l'éducation, est un des plus précieux acquis de la Tunisie indépendante. La démocratisation, jointe à la gratuité jusqu'à ces dernières années, de l'enseignement a cependant le revers de sa médaille. Les effectifs sont pléthoriques dans le premier cycle (enseignement de base de 9 ans) et même dans le second cycle jusqu'au baccalauréat. Différents mécanismes de filtrage, ramenant au 2/3 le taux de réussite au bout des neuf premières années (toutefois, ce taux s'est amélioré jusqu'à 80% cette année) ainsi qu'une sélection très sévère au bac (un taux de 63% maximal de réussite), enfin, une orientation rigoureuse (et parfois mécanique et à courte vue) des bacheliers ne peuvent empêcher que l'enseignement de masse soit le lot de l'université tunisienne. Toutes les projections ont été déjouées jusqu'ici, mettant à mal les prévisions budgétaires. Il y a aujourd'hui 210 000 étudiants (dont 51% sont des filles, telle est la dernière conquête des femmes) et l'on attendrait pour 2005, selon tous les analystes, un effectif de 420 000 à 500 000 étudiants. Enfin, une prévision alarmante du mathématicien Mohamed Jaoua envisage un million d'étudiants en 2010, chiffre que les pouvoirs publics ramènent à 700 000 ou 800 000. Cette formation supérieure serait une victoire, si l'intendance suivait au plan des budgets d'équipement et de fonctionnement et si le rendement interne et externe de l'université était efficient.

Cela n'est pas le cas. Les économistes considèrent que le coût unitaire de l'étudiant a été ramené à la baisse (quelques 1300 dinars). Mais des calculs plus fins font apparaître de désolantes différences entre les investissements destinés aux facultés, véritables usines, et ceux accordés aux pôles d'excellence privilégiés que sont quelques instituts préparatoires, quelques écoles polytechniques. Ainsi, selon un rapport fait par des enseignants-chercheurs de la Faculté de sciences de Tunis, le coût d'un de leurs étudiants serait 50 fois moindre que le coût d'un étudiant de l'École polytechnique de Tunis (135 dinars et 7000 dinars respectivement).

Répercutées sur les conditions de travail, ces béances financières des grandes facultés aggravent la détérioration des conditions de travail sur lesquelles les pouvoirs publics voudraient jeter un cache-misère (informatique, net learning...).

Le rendement interne de ces usines à broyer les jeunes espérances s'affiche en conséquence : selon le même rapport (précité), un étudiant sur deux quitte l'université sans formation qualifiante ou sans diplôme. Le redoublement (il faudrait en moyenne 2, 4 années pour accomplir une année universitaire) surcharge encore plus effectifs et dépenses.

De cette logique d'échec, installée au coeur du processus universitaire, il faut accuser une orientation universitaire peu judicieuse et castratrice des potentialités, un encadrement pédagogique numériquement déficient et qualitativement souvent problématique : en effet, le recrutement des enseignants-chercheurs bat de l'aile (insuffisance des postes ouverts et même pas entièrement pourvus), affectation d'enseignants-technologues qui marginalisent les enseignants-chercheurs et détachement de maîtres d'enseignement secondaire amenant à une véritable secondarisation de l'enseignement supérieur.

Les pôles d'excellence échappent-ils à cette déliquescence ? Certains fleurons sont sans doute préservés, tel l'Institut préparatoire aux études scientifiques et techniques (IPEST) dont l'efficacité est attestée par la réussite d'au moins 50 étudiants par an aux épreuves écrites des concours d'entrée aux grandes écoles françaises. L'oral est une autre affaire, car d'une façon générale pour les écoles d'ingénieurs ou les maîtrises valorisées, l'enseignement y est très académique, dispensé au pas de charge, mobilisant sans répit les étudiants. Il n'en est pas moins, à quelques égards, obsolète dans sa formation méthodologique, vétuste dans ses programmes et conduit souvent par des enseignants dont les meilleurs sont besogneux, mais qui ne bénéficient d'aucun système d'évaluation, d'aucun environnement scientifique stimulant et de très peu d'occasions de mise à niveau (stages ou années sabbatiques à l'étranger).

Comment s'étonner dès lors que les diplômes de second cycle ou d'ingéniorat tunisiens bénéficient de si peu de considération et que même les majors de promotion, candidats à des DEA étrangers performants, soient soumis à refaire une année de mise à niveau aux normes universitaires d'outre-mer. Cette retrogradation des meilleurs, appelés à passer sous ces fourches caudines pour intégrer un bon laboratoire étranger, n'est-elle que le produit d'un racisme anti-maghrébin ? Hélas non, et les meilleurs des professeurs tunisiens, conduisant ici des études doctorales le savent bien !

Toutefois, il n'est pas bon de crier sur les toits et même, consigne est donnée pour la rétention des étudiants qui veulent s'échapper du giron national par une somme de petites chicaneries (notes et diplômes délivrés avec des retards inadmissibles qui font rater les délais d'inscription).

Mais pourquoi nos jeunes, peu diplômés ou brillants, partent-ils ? En dehors du bol d'air citoyen qu'ils cherchent sous d'autres cieux - ce qui ouvre des chapitres de griefs et de récrimination - du strict point de vue universitaire, puis professionnel, ils ont tout à gagner en partant.

D'abord, ils sentent bien le décalage de leur enseignement tunisien et de leur environnement intellectuel avec ce qu'ils entrevoient ailleurs. Ils l'éprouvent chaque jour dans le détail des incohérences, des archaïsmes, des passe-droits, de l'étouffement, de la répression de la parole, de l'injustice, de cette manière obtuse, au péril de l'avenir du pays, qu'on a de leur couper les ailes. Sur cet aspect, le réglement est global, il porte un seul nom : démocratie. De plus en plus, les langues se délient et cherchent à mettre à plat les problèmes gravissimes de la formation des jeunes dans l'intérêt même du pays.

Cependant, la conduite des autorités n'est pas seule à mettre en cause et il faut reconnaître des initiatives méritoires de certains responsables, auxquels n'est pas laissée une très grande marge de manoeuvre.

Ce qui prend en tenaille et annule le volontarisme positif, c'est aussi la transition libérale dont les jeunes diplômés sont « les perdants », selon les mots de la Banque Mondiale. Il y a aujourd'hui près de 20 000 diplômés dont le taux d'insertion professionnelle est très préoccupant.

La faillite du système public, soumis à privatisation, et le passage à l'économie de marché à laquelle les PME tunisiennes ont du mal à s'adapter (2/3 devraient prendre l'eau) engloutissent les jeunes demandeurs d'emploi dans une mer de désespérance. La fonction publique - notamment l'enseignement, la magistrature et l'administration - posent les goulets d'étranglement des concours. La petite technicité (bac+2 au niveau du DEUG ou des filières courtes plus qualifiantes) est davantage recherchée, car elle a peu de prétentions salariales. Une étude de l'économiste tunisien Said Ben Sedrine (publication de l'IRMC, CNRS) démontre que ces techniciens sont préférés aux ingénieurs gestionnaires (bac+5) car sous-payés, ils sont plus dociles et peuvent accomplir un surplus de formation à l'intérieur de l'entreprise. Pour exemple, ce sont les ingénieurs qui attendent le plus longuement un emploi (42 mois !) et les plus malheureux sont les ingénieurs agronomes que les propriétaires de grandes terres domaniales, bradées par l'État aux privés, ravalent au statut de jardiniers. Les pouvoirs publics aident par la formule de stage d'insertion (SIVP) moyennant ristourne aux patrons, lesquels rajoutent rarement leur quote-part à ce salaire d'attente ! Autant dire que ces cadres dits de « l'excellence », devenus corvéables, n'ont qu'une envie, celle de fuir, d'autant que les stages leur apprennent rarement autre chose que servir le café ou jouer au manutentionnaire !

Encore faut-il que l'Europe ou les Amériques leur ouvrent les bras. Les conditions de visas ou d'inscriptions sont draconiennes et très onéreuses. Aussi apparaît-il ce phénomène nouveau et inquiétant, signalé par Vincent Geisser (in Stratégies sociales et itinéraires migratoires, éd. CNRS, 2000) : les diplômés partent aussi en clandestins, cachés dans les cales des navires ou entre des caisses d'oranges ! Mais quand ils arrivent et s'accrochent à leur destin, s'ils ne finissent pas en dealers ou ne reviennent pas dans cercueils plombés, alors ils forment à l'étranger une diaspora compétente et créative, la plus grande chance de la Tunisie.

 

Nadia Omrane
Journaliste.Tunis.
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