Alternatives citoyennes Numéro 6 - 30 décembre 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Tunis, le lac et nous : urbanisation et environnement

 

«Quand l'étranger qui a préféré pour aborder la ville la voie d'eau à la voie de terre, traverse en barque le lac El Bahira, il se sent tout à coup comme envahi et pénétré par la sublimité des magnificences de la nature. L'immense nappe bleue n'est pas coupée d'une ride, l'ardent soleil africain plaque seulement ça et là des ornements rutilants d'or à ce manteau d'azur. L'ibis rose, le flamand lourd révèlent au passager d'autres cieux, lui parlent d'autres âges. Et c'est comme en rêve qu'il aborde à Tunis voilée de bleu par son lac immobile [...] ».

Ainsi s'exprime L. Girardet auteur de la fin du XIXème siècle pour évoquer le lac de Tunis, à la fois joyau et objet de répulsion de la cité. Girardet imagine à l'époque, comme beaucoup qui convoitent l'étendue du lac assaini obtenu en concession, de petites îles et îlots aménagés pour les hivernants et estivants fortunés de la ville, des home familiaux pour les visiteurs et sur les canaux aménagés des fêtes d'eau à l'égal des nuits vénitiennes. En somme, un véritable éden pour les « Robinson fortunés de ces îles ».

Le lac de Tunis, El Bahira ou El Bouhaira aujourd'hui, n'a pas cessé de susciter des réactions, des rêveries et des propositions contradictoires quelquefois, invitant à son comblement et à son urbanisation comme si une telle étendue « naturelle » ne pouvait plus continuer à exister à l'heure des réflexes hygiénistes et des spéculations dont faisait l'objet la ville moderne naissante au début du siècle. Le lac, coupé de la mer en 1960 par comblement du canal de la Goulette (Halq El Oued), va attendre une vingtaine d'années (1983) pour voir lancer un projet d'assainissement et d'aménagement global dont les capitaux associent l'État tunisien et le financement d'un investisseur saoudien. Deux sociétés de promotion sont crées, l'une pour le lac nord, la SPLT, l'autre pour le lac sud, la SEPTS. L'impulsion est donnée pour prévoir le cadre de vie futur de 350 000 habitants sur plus de 2500 hectares, projeté à l'horizon 2020-2025.

Soit une véritable ville nouvelle aux caractéristiques et aux enjeux différenciés selon qu'il s'agit du projet du lac nord ou de celui du lac sud, le premier devant porter l'urbanisation et l'harmonisation des fonctions urbaines de Tunis à la Goulette ; le second plus complexe devant ménager la « reconversion » des quartiers sud industriels et populeux de la ville et équilibrer le développement futur de l'agglomération en cette région, avec comme point focal la reconversion aux portes de Tunis du port en port de plaisance et le ré-aménagement des quartiers de la Petite Sicile et de la Gare de marchandises actuelle.

Le projet du lac sud est encore en gestation, des travaux de dragage et d'assainissement ont lieu lentement. Par contre, nous avons vu s'élever depuis quelques années, le long de la route menant vers la Marsa par la GP9, la première tranche de l'opération d'aménagement du lac nord nommée lotissement El Khalig, qui associe équipements de loisirs, bureaux, immeubles de logements, commerces et secteurs de villas résidentielles.

Ce nouveau quartier peut bien être décrié sur les plans urbanistiques et architecturaux, il connaît un réel succès auprès de la population, du Lac Palace au parc d'attractions Dah-Dah, du Bowling aux immeubles de bureaux rentables et confortables, le quartier du lotissement El Khalig s'affirme comme l'un des endroits prisés de la capitale aujourd'hui. Plus au nord se dressent déjà les mâts d'éclairage des routes de la future deuxième tranche du projet nord-est du lac sur 700 hectares, tandis que travaux de voirie, bretelles, déviations et giratoires avancent à grands pas.

Il faut ici marquer un temps d'arrêt et de réflexion, face aux succès comme face aux retombées critiquables de cette première expérience de l'urbanisation des berges du lac nord de Tunis.

Lac nordUne évaluation de l'expérience en cours aux plans urbain, environnemental et architectural s'impose, que les concepteurs n'auront pas manqué de mener surtout lorsqu'on sait que ces nouveaux quartiers ont valeur d'opérations modèles privilégiées eu égard à la maîtrise du sol et au contrôle de l'urbanisation générée dont se prévalent les maîtres d'ouvrage.

Certes l'art est difficile et la tâche n'est pas aisée, les enjeux urbains importants, la rentabilité du sol et des opérations exigées et les réflexes administratifs, technocratiques et sectoriels encore trop lourds pour faire de ces 2500 hectares un véritable territoire d'expérimentation d'un projet urbain d'avant-garde concerté et porté à l'échelle de la capitale ; projet dont l'urbaniste en charge de la 2ème tranche sur les berges du lac nord, Jellal Abdelkafi, a raison de souligner l'unicité de l'occasion, qui ne se répétera pas deux fois pour la ville.

Notre souci n'est pas ici de nous associer aux multiples voix qui ont décrié les premiers résultats de l'opération du lotissement El Khalig sur les berges d'El Bouhaira le long de la route de La Marsa. Les critiques fusent et ont fusé, qu'il s'agisse du plan d'aménagement et d'urbanisme, de la lourdeur des règlements urbains et des cahiers des charges décriés par les architectes, de la lenteur administrative et des négociations interminables prises en charge par les urbanistes, mais aussi et surtout du résultat le plus voyant, celui de la qualité architecturale des édifices construits, pour le moins hétérogène, et du paysage urbain produit face au lac et à la silhouette sereine du Bou Kornine. Les architectes ont encore la responsabilité à la fois archaïque et moderne de réaliser des édifices concrets et non pas virtuels. Des bâtiments durables, orientés, confortables, adaptés aux modes de vie actuels et si possible beaux, mais cela est une autre et difficile question, aujourd'hui où l'on préfère jouer en soliste plutôt qu'en orchestre harmonieux et où on a beaucoup de mal à désigner les responsabilités de chef d'orchestre en matière d'architecture urbaine.

Revenons au lac de Tunis, à ses berges, à ses plantations aux qualités de son biotope et à la plus-value qu'il apporte à cette urbanisation de front d'eau que les responsables n'hésitent pas à nommer dans les documents officiels « La cité du 3ème millénaire ».

Qu'est ce que le lac de Tunis, sinon un site d'eau salée, de collines et de plaines aux pieds duquel s'étend la ville actuelle et dont les composantes sont en train de changer très rapidement ? Selon les experts, les récents travaux d'assainissement du lac nord de Tunis ont permis d'inverser les phénomènes d'asphyxie et d'eutrophisation des eaux salines dues au comblement du canal de la Goulette en 1960.

Sur le plan environnemental, les différents rapports et documents d'urbanisme ne négligent aucunement les recommandations liées au paysage, à l'environnement et aux conséquences d'une exploitation des zones humides sensibles en milieu urbain. Ainsi, il est prévu :

- de protéger le cordon littoral et le delta de l'Oued Méliane contre l'érosion naturelle,
- de protéger les espaces boisés et de préserver les surfaces agricoles contre l'urbanisation sauvage,
- d'intégrer les carrières dans le paysage urbain, de mettre en valeur les zones de fortes pentes, d'intégrer les infrastructures dans l'aménagement paysager d'ensemble ...

Mais aussi, et malgré ces intentions louables, tous les rapports d'urbanisme, d'aménagement et d'études environnementales mettent en avant cette formule : « l'urbanisation excessive, qu'elle soit planifiée ou spontanée, constitue une atteinte à l'environnement ».

Qui dira alors la juste mesure, l'équilibre entre des données complexes et finalement comment faire de bonnes et belles villes nouvelles en osmose avec leur environnement ; durables et soutenables comme on dit volontiers aujourd'hui ? La question reste posée aux berges du lac à Tunis.

Certes l'assainissement du lac a permis de contrer l'eutrophisation des eaux, cependant les eaux pluviales suite aux travaux de la SPLT sont détournées dans un canal qui les déverse dans le port de Tunis. L'évacuation des eaux pluviales et usées le plus loin possible ou dans la mer reste toujours à l'ordre du jour en attendant d'autres moyens.

La trame paysagère, elle, prévoit parcs paysagers, parcs urbains et plantations qui sont encore pour la plupart en gestation. La stabilisation des remblais des berges et la diminution de l'impact des pollutions urbaines sont invoquées par les concepteurs pour inciter à la réalisation effective d'espaces verts et de parcs plantés, dont on sait qu'à moins d'une volonté politique claire ils sont très longs à mettre en place quand ils ne se transforment pas pour raison de rentabilité à court terme en parcs d'attractions et de loisirs à dominante minérale.

Urbanistes et paysagistes en charge des projets d'aménagement du lac et de ses berges ne cessent d'appeler à « une symbiose entre aménagement urbain et préservation de l'environnement ». Ils préconisent notamment d'assurer « la permanence de la verdure sur l'ensemble du maillage des voies urbaines ». On ne voit pas encore hélas les effets tangibles de ces intentions louables, notamment dans le quartier El Khalig du lac nord où le futur jardin public enfermé par une grille reste inaccessible au public et livré aux herbes folles.

Plantations massives, stabilisation des berges, évacuations des eaux usées et des eaux pluviales, diminution de l'imperméabilisation des sols, gestion des rejets hydriques et des boues polluées, tels sont les défis contemporains que continue à poser l'aménagement du lac de Tunis sur ses deux bassins nord et sud.

Les préoccupations de mise en relation des environnements naturel et artificiel de ces nouveaux quartiers existent, il faut maintenant passer de la profession de foi qui donne bonne conscience à la réalisation effective et aux moyens de celle-ci.

Aujourd'hui nous doutons et évaluons de façon critique les progrès du monde scientifique, technologique et de son urbanisation à outrance. Écologie, technologie et urbanisation sont aujourd'hui nécessairement confrontées les unes aux autres pour un développement durable et soutenable. L'éco-aménagement urbain est une discipline récente dont certaines réalisations par le monde (Allemagne, USA, Japon, Australie) font écho aux objectifs de développement de communautés urbaines multidimensionnelles et soutenables, c'est à dire soucieuses de la réalisation effective d'environnements harmonieux et équilibrés.

À Tunis comme ailleurs, les architectes, les urbanistes et tous ceux qui détiennent des responsabilités dans la politique urbaine territoriale peuvent utilement comprendre l'impact que les réalités environnementales associées aux innovations technologiques ont sur nos villes, notre mode de vie, nos loisirs et nos lieux de travail.

Le lac de Tunis, cette ample et superbe respiration du site de la ville, mérite qu'on s'attarde encore sur ses berges et qu'on réfléchisse au passage d'une gestion urbaine basée sur des éléments purement fonctionnels à une gestion du projet urbain qui intègre : Tunis, son paysage et sa nature environnante, ses infrastructures et sa population.

 

Leïla Ammar
Architecte. Tunis.
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