Alternatives citoyennes Numéro 0 - 20 mars 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Jounoun, les plus beaux des mots

 

Il y a le livre et il y a la pièce, Néjia Zemni et Jalila Baccar-Fadhel Jaïbi, Discours d'un schizophrène et Jounoun. La pièce a fait connaître le livre dont elle se veut l'adaptation théâtrale. Mais parlent-ils tous deux de la même chose ? De l'un - le livre - à l'autre - la pièce - ne s'opère-t-il pas un furtif glissement de sens qui crée l'interespace où se construit le regard du metteur en scène, espace à nouveau reconduit de la scène au public ?

Car, de même, le spectateur voit-il la même chose que ce que Baccar-Jaïbi ont voulu mettre à nu ? Finalement, entre celle qui a écrit ce texte et ceux qui l'ont adapté pour la scène, y a-t-il eu communication réelle avec effet de feedback sous-tendant l'existence d'une codification commune du langage et des idées ? A-t-elle eu lieu de la scène au public ? L'enthousiasme soulevé par Jounoun qui en fait l'événement théâtral de la saison n'est-il pas un peu surprenant, d'autant que la pièce dérange les valeurs sociales en cours ? D'où la question : l'objet pour lequel s'émeut un public par ailleurs averti de la chose intellectuelle et théâtrale est-il celui-là même dont ont voulu traiter Fadhel et Jalila dans Jounoun ?

De quoi souffre donc Noun dans la pièce et dans le livre ? De l'enfermement, mais de l'une à l'autre, s'agit-il du même enfermement ?

Pour Néjia Zemni, inscrite dans le courant anti-psychiatrique des années 60-70, l'enfermement est celui de la psychiatrie - avec ses méthodes pontifiées - et de l'asile - avec son univers carcéral - d'où les tentatives de la psychothérapeute de soigner son malade à l'extérieur des murs de l'asile : dans la famille comme une replongée dans une identité de bas, salutaire à la reconstruction de la personnalité, et dans certains lieux sociaux - un café, une plage, le cabinet de la psychothérapeute dans la mesure où celui-ci ne s'inscrit pas dans l'univers asilaire. La sortie du malade de l'asile et de la médicamentalisation, chère à la psychiatrie, n'est-elle pas une des conditions de la guérison ? Une des conditions seulement, car l'enfermement est dans les traumatismes que porte Noun comme autant de stigmates, des perversions et déviances sociales (y compris celles vécues au sein de la famille)

Or, dans Jounoun, l'enfermement est total et l'individu Noun n'échappe pas aux multiples formes de quadrillages : c'est l'asile, certes, mais c'est d'abord la famille, les rapports sociaux, fondés sur les rapports d'autorité et de pouvoir, qui autorisent et justifient tous les abus ; c'est Noun lui-même dans ses limites, ses hésitations et ses dérives. À ce titre, l'asile n'apparaît plus que comme la caricature outrancière de ce qui se vit au quotidien dans le social.

Dans Jounoun, l'enfermement est sur la scène elle-même, dans les rideaux qui dissimulent les coulisses comme autant de barreaux, dans l'estrade qui limite l'espace scénique. Et nous assistons au double mouvement de Noun, allant vers la mer pour fuir l'enfermement et de l'acteur, descendant de l'estrade pour se fondre parmi les spectateurs et s'y perdre.

Noun est donc malade d'enfermement, celui de l'asile, celui du social, mais aussi celui de l'image de déraison qu'il lui renvoie et qui constitue le seuil de l'inaudibilité de son discours.

Quant au public, il est placé face à la scène, dans cet autre lieu d'enfermement, fait des murs de la salle, des fauteuils dans lesquels il est installé et surtout de son statut de spectateur-voyeur, acteur passif d'un drame qui se déroule sous ses yeux ; lieu d'enfermement différent à la fois de celui où évolue Noun et de celui où évolue la pièce. Extérieur à l'espace scénique, extérieur à l'espace de la folie, extérieur aussi à l'espace d'enfermement du milieu social dans lequel se meuvent les personnages, quelle communication peut-elle s'établir entre le spectateur et l'acteur, le public et la pièce ? N'est-ce pas au contraire à la faveur d'un deuxième glissement de sens, d'une distance établie de prime abord, que se construit cet autre enfermement de l'enthousiasme du public, de son émotion qui semble dire qu'on comprend, qu'on saisit, qu'on adhère, mais qui en fait pourrait dire aussi autre chose : que Noun, c'est l'Autre. Que le drame qui se joue est celui des Autres.

Et l'émotion elle-même déclenchée ne l'est-elle pas à la manière dont on peut éprouver enthousiasme, admiration pour les luttes des Autres, pour les révoltes des Autres ? Elles peuvent emporter nos adhésions, nos passions même, parce que nous y voyons, peut-être, le reflet de ce que nous voudrions être, que nous ne sommes pas, que nous ne serons jamais, que nous n'identifions pas comme Nous. Et si Jalila et Fadhel ont voulu signaler que nous évoluons tous dans des univers d'enfermement que nous forgeons parfois de nos mains ou qui sont, pour nous tous, le produit d'un univers social quadrillé, est-ce bien le message reçu par le public ? Et la chute des rideaux de la scène est-elle perçue comme la tombée des barreaux de Noun ou comme celle de nos propres barreaux ?

Pourtant, l'espace de la pièce et de la scène est lui-même un espace non homogène, lieux où s'enchevêtrent, où se côtoient des espaces d'enfermement qui semblent à peine communiquer : celui de Noun, celui de l'asile, celui de la famille, mais aussi celui d'une psychothérapeute évoluant entre ombre et lumière et dont les vêtements stricts et les paroles contrôlées sont des frontières derrière lesquelles explosent mal - mais explosent quand même parfois - ses passions et ses révoltes et se meut cette relation étrange et violente entre médecin et son malade, une femme et un homme ; n'est-ce pas alors au point de rencontre de ces multiples non-communications que se joue le destin de la folie ?

Subversive, Jounoun l'est. Qui brouille les cartes de la normalité et de l'anormalité, de la rationalité et de l'irrationalité ; qui nous signale que des millénaires après la naissance de l'humanité, les rapports humains sont encore emprunts de cette sauvagerie animale à peine dissimulée sous les rapports d'autorité et de pouvoir les plus communément admis par la société. Pouvoir du parent sur l'enfant, du père sur la mère, de l'homme sur la femme, de l'aîné sur le cadet, du travailleur sur le chômeur, du policier sur le délinquant, du médecin sur le malade, du gardien sur le prisonnier, de l'État sur le citoyen. Et c'est pourtant sur les ronces de cette sauvagerie et à l'interstice du normal et du pathologique, de l'acceptation et du refus, que naît la plus belle des poésies, que fleurissent les plus beaux des mots, ceux de Mnaouar Smeidah et ceux de Noun.

 

Neïla Jrad
Tunis.
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