epuis le mois de décembre 2000, Tunis offre sa
béance : chaussées décomposées,
trottoirs sous les gravats, montagnes de détritus et, en
arrache-coeur, le déracinement de deux rangées de ficus,
arbres centenaires.
Car c'est un siècle d'histoire qui s'écroule sous
les pelleteuses préposées par la municipalité de
Tunis à la fin d'une époque, celle de l'avenue Bourguiba
que les édiles avaient laissée longuement agoniser dans
une déchéance honteuse et
délibérée, soutiennent les citadins qui ont pris
la peine de sonner l'alarme à plus d'une reprise.
Voilà donc qu'à l'approche des Jeux
méditerranéens, le nouveau conseil municipal se
précipite à refaire la vitrine d'un pays, avant
l'août, foi d'animal, intérêt de la capitale.
En août 1999, subrepticement, la presse
gouvernementale apprenait aux Tunisois à qui personne n'avait
demandé leur avis, que l'avenue méditerranéenne
la plus ombragée et célèbre pour ses quatre
rangées d'arbres monumentaux allait être
éventrée et dépouillée de sa tonnelle.
Dans le seul journal Réalités,
qui voulut bien accueillir la résistance à ce saccage,
une architecte et une journaliste multiplièrent les
protestations jusqu'à un appel aux représentants de
la nation, tandis qu'une pétition (décembre 1999) de
plus de 200 personnalités et autres citadins portaient haut et
enfin, l'expression d'une citoyenneté qu'il eût fallu
convoquer de manière exemplaire à la discussion de ce
projet et qu'on avait, selon l'usage, oubliée. En novembre
1999, une quarantaine de professionnels d'une grande compétence
se voyaient élégamment opposer par l'ancien maire de
Tunis, une fin de non-recevoir tandis que l'ASM (Association de la
Sauvegarde de la Médina) gardait comme un
secret-défense les plans de la future avenue.
Une année plus tard, devant ce chahut, le
chef de l'État prenait une décision intermédiaire entre
l'éventration et la seule restauration. En décembre
2000, le coup d'envoi des travaux était donné de
façon à élargir les trottoirs latéraux et
les deux artères et à réduire le terre-plein
central, lieu historique de toutes les retrouvailles et de toutes les
convivialités.
Aussitôt rebondit le
désagrément. D'abord, dans le détail d'un
chantier où s'ouvrent et se ferment des abîmes, se
barrent les routes, se coupent l'eau, le gaz et le
téléphone de temps à autre sans préavis,
dans le bruit, la poussière et la fureur de riverains et de
commerces, de banques, de lieux de vie, perturbés dans leur
quotidien, maltraités dans leurs revenus.
Rien n'illustre mieux l'empoisonnement que ces
rares touristes japonais, traversant l'apocalypse au pas de course, un
masque sur le nez.
Comment se justifie ce désordre urbanistique
d'un coût de 18 milliards de nos millimes (100 millions de FF) ?
Si chacun convient qu'il fallait restaurer un
délabrement toléré pendant une décennie,
n'aurait-on pas pu se contenter d'assainir et d'embellir, en
soutenant les propriétaires des immeubles riverains et autres
tenanciers de commerces ? Que n'a-t-on convié les
professionnels à donner leur avis, les citoyens à dire
leur Tunis ?
En dehors de la revue Réalités, qui à de multiples reprises hébergea l'expression
d'une éco-citoyenneté indignée, peu de supports
ni de lieux se font l'écho de cette privation du droit du
citoyen à concevoir l'espace approprié à une
réelle qualité de vie.
Des professionnels et semble-t-il, des
décideurs de l'intérieur même de l'État, font
remarquer les incohérences d'un projet qui ne résoudra
pas le problème d'une circulation pléthorique, dont
n'est pas envisagé le plan d'ensemble.
Tel est l'avis de M. Jalel Abdelkafi, grand artisan
des changements urbanistiques depuis qu'il eut à concevoir la
restauration inachevée de la Médina, et qui fait valoir
sa perplexité devant une métamorphose de Tunis, de sa
porte de la mer (Bab Bhar) jusqu'aux Berges du Lac, ouvrant cette
capitale à la Méditerranée.
Un autre grand architecte, M. Wassim Ben Mahmoud,
est à l'inverse partisan de ce mouvement qui installerait sur
la rive nord du lac, puis sur la Petite Sicile et
jusqu'à la septentrionale Radès, une façade
prestigieuse et lustrée, mais, objecte-t-on, miroir aux
alouettes de toutes les vanités.
Identifié à la restructuration du
Beyrouth d'après-guerre, cet ambitieux mais dispendieux
projet nourrirait, selon les experts - reprenant l'analyse du
libanais Georges Corne - des « rêves
mégalomanes » et « de solides appétits
financiers ».
L'avenir dira prochainement quel est le
véritable dessous des cartes de ce Tunis du XXIe siècle.