Alternatives citoyennes Numéro 10 - 15 septembre 2004
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Salutations de Tunisie
Témoignage d'un étudiant tunisien à l'étranger

 

Mon cher Walid,

Je t'envoie mes salutations de notre pays comme si j'y étais descendu en extra-terrestre.

Voilà trois ans que j'ai quitté notre pays et je le regarde aujourd'hui comme un citoyen génétiquement modifié par mon passage à l'étranger, comme si les normes européennes m'avaient fait passer - tu me comprendras - de l'état d'eucaryote inférieur à celui d'un micro-organisme un peu plus évolué !

D'ailleurs, en Tunisie on ne s'y trompe pas puisque l'État nous donne le titre et les privilèges enviés de « résident tunisien à l'étranger ».

Je dois dire que c'est une condition appréciable. Déjà, au Consulat de Tunisie à ... , j'avais été exceptionnellement traité et à mon retour, dès l'aéroport, il faut voir comment les policiers et les douaniers ont été aimables.

Tu te souviens que j'avais perdu tous mes papiers en Europe. Eh bien, ici, on me les a refaits en deux séances et avec quelle amabilité !

Partout, dans les administrations, sur la route, il suffit que je me présente comme étant un docteur-ingénieur tunisien pour que j'aie droit à tous les égards et qu'on bavarde amicalement avec moi en me priant de rentrer bien vite servir mon pays.

Mais ai-je vraiment envie de rentrer après ce séjour estival ?

J'ai retrouvé des copains à nous, Tarak, Sami, Ali. Ils végètent dans des bureaux et ils n'ont pas avancé dans leur formation en regard du chemin que nous-mêmes nous avons fait. Et la recherche ! Si tu savais combien j'ai de la peine pour ce gâchis ! Ils n'ont aucun moyen, des labos dégarnis dans l'état où nous les avons laissés, des patrons qui les bloquent et qui accaparent financements et invitations. À quel point peuvent-ils en arriver ?

Les étudiants attendent des heures derrière la porte fermée du patron pour avoir une pipette ! Et dire que toi et moi nous disposons en Europe de la clé de notre labo où nous pouvons travailler même la nuit en ayant accès à tous les instruments !

Quant à Internet, pour les jeunes chercheurs c'est pratiquement mission impossible dans l'état des réseaux et de leur monopole.

J'ai même vu des chercheurs qui rentrent de post-doc du Canada ou du Japon et attendent encore un poste. Tu connais particulièrement Mohamed, brillantissime, qui est rentré du Japon et vient à peine, me dit-on, d'avoir accès à un poste au bout de deux ans !

Nos copains sont dégoûtés et ne cherchent qu'à fuir à l'étranger, mais ce n'est pas si facile. Même les informaticiens ou des copains de l'IHEC sont ici sans perspectives : ils moisissent dans des SIVP qu'on appelle « emploi ». Si c'est pas malheureux qu'un pays jeune gâche tant de compétences ! Et je ne te dis rien de nos camarades de lycée qui n'ont pas fait comme nous des écoles d'ingénieurs.

Tu me diras que le chômage, nous en souffrons nous-mêmes en Europe, mais là-bas, d'un labo à l'autre, d'un pays à l'autre, il y a de la mobilité et l'on acquiert de l'expérience. On se fabrique au moins un bon C.V.

C'est surtout la vie qui est morose, une vie sans qualité. Je crois que l'impression forte qui me restera de mon séjour, c'est la bouffe, la grosse bouffe. Nos compatriotes, ceux des villes, consomment et font du bruit pour se faire remarquer. Ils se ruinent dans des mariages fastueux pour divorcer un an après.

Notre copain Abdallah s'est même fait larguer par sa fiancée avant même le mariage. Pourtant, ses parents lui avaient acheté un petit appartement à Hay Nasr (le top ici !), ils l'avaient meublé et il avait sa voiture, trois conditions sine qua non, sans parler de la salle des fêtes. Tu sais que depuis le lycée, il bosse dans un orchestre pour hôtel et mariages et fait les dépannages informatiques et il est brillant dans ses études commerciales.

Bref, c'est un garçon en or et puis il est ceinture noire de karaté avec ça, mais sa copine est tombée sur la tête, je dis ça parce que je ne supporte pas de voir mon pote aujourd'hui sous calmants comme une larve !

Je connais un sociologue qui est en train d'écrire « La politique de la femelle » pour répondre au monument du féminisme « La politique du mâle » car nos filles sont devenues folles. Tu les vois dans les boîtes à moitié nues et elles sont très belles, de vraies top-model et dans les cafés de la ville, en mini-jupe et en bustier « parce que les bretelles ça tient chaud ». Elles conduisent, dansent jusqu'au matin et boivent de l'alcool. C'est leur vie, ça les regarde. On pourrait mettre cela au compte de l'émancipation si après, elles ne marchandaient et ne faisaient pas monter les enchères, bijoux et autres conditions.

Et puis tu as de l'autre côté celles qui se baignent couvertes, en petite jupe et tee-shirt pour échapper à la vulgarité de voyous, qui se voilent de plus en plus et font leurs cinq prières. Je ne sais pas si le pays est devenu plus pieux ou plus bigot, car il y a beaucoup d'hypocrisie là-dedans.

Te souviens-tu de Chacha, notre copine de l'Institut qui conduisait une moto et jouait au foot avec nous ? Elle ne me tend même plus la main pour me saluer et elle qui était si jolie, se fagote sous trois épaisseurs de jupes.

Tu sais, je crois qu'il faut un docteur Freud pour notre société. Nos jeunes veulent vivre leur désir, mais ils ont peur des autres et d'eux-mêmes. La sexualité c'est pourtant la vie et ici, elle deviendrait presque une maladie honteuse. Alors, ils basculent d'un côté ou de l'autre en ayant du mal à trouver leur équilibre. Même en politique, où l'alternance n'est envisagée qu'en perspectives séminales. La sexualité est tendue comme un piège au journaliste, au militant, au syndicaliste, au féministe, qui se retrouvent avec des photos dans les journaux, des cassettes vidéo ou qui subissent des chantages parce qu'ils seront tombés dans les filets de professionnelles qu'on leur aura jeté entre les pattes. On m'en a raconté de bonnes à ce sujet, tu te rends compte, si on mettait une caméra dans notre labo, qu'est-ce que ça rigolerait. Mais en Tunisie, ça rigole pas du tout à ce sujet car il n'y a pas de frontières entre la vie privée et la vie publique.

Pour en revenir aux filles, ma mère, qui se désole que je sorte avec une étrangère, m'assure qu'il y a des Tunisiennes superbes, émancipées, brillantes et qui ont la tête sur les épaules et même elles sont politisées.

Moi, je ne demande qu'à voir et à les rencontrer.

Et puis « politisées », qu'est-ce que ça veut dire ? Car ici il n'y a aucune vie politique forte, sauf peut-être dans les salons, ou souterraine. De deux choses l'une : ou les tunisiens ont peur, ou ils se satisfont de ce qu'ils ont, car ils ne bougent pas. Bien sûr, ils critiquent et se plaignent dans les coins. Bien sûr ils sont tous pour la libération de l'Irak et de la Palestine, mais dès que l'ambassadeur américain claque dans les doigts, ils arrivent en courant. Les jeunes sont prêts à se faire kamikazes et ne rêvent que du modèle américain. Tu n'y comprends plus rien.

C'est un pays endormi où l'argent circule bien sans qu'on sache d'où il vient, où chacun se débrouille comme il peut.

Ma copine me demandait comment les tunisiens pouvaient vivre si à l'aise avec des salaires si bas et tant de chômage. Elle a vu de ses propres yeux. Par exemple, pour entrer dans un hôtel à Gammarth, au lieu de payer la redevance prohibitive à l'hôtelier (20 dinars par personne), tu donnes un billet au portier et tu y accèdes par le parking.

Pour refaire mon permis, j'ai fait remplir sans le moindre examen et contre dix dinars par la secrétaire d'un médecin mon certificat médical ! Tu comprends pourquoi il y a tant d'accidents de la circulation en Tunisie. Tu veux savoir comment on fait rentrer d'Allemagne un immense écran plat de T.V. en ne payant qu'une taxe de vingt dinars au lieu des cinq cents exigés au départ ? Je te raconterai de vive voix et je t'en dirai encore et encore, sur la route, dans les administrations. Dans les pays de l'ex-Union Soviétique, on achète son diplôme, son emploi. En est-on encore si loin ? On en reparlera... Et puis, il me faudrait des soirées pour te raconter la délinquance, petite ou plus grande, qui ouvre des cavernes d'Ali Baba. Ici on ne parle que de braquages, de vols à l'arraché, d'agressions au feu rouge, de « déménagement » de villas, etc. Ça redonne du travail aux ferronniers qui montent les portes en fer forgé sur les maisons particulières ! Remarque, tu me diras qu'en Europe, on connaît !

La grande ambition ici c'est la consommation : on y bouffe, rote, braille, arbore sa nouvelle toilette, sa nouvelle voiture et sa nouvelle chambre à coucher. L'essentiel est de faire mieux que le voisin.

Je te parle de la côte où toi et moi nous sommes appelés à vivre et qui est la vitrine du pays. On te montre les hôtels cinq étoiles luxueux. Ceux de Hammamet-Sud, vides de touristes et construits avec on ne sait quel fric, sont choquants d'ostentation et de mauvais goût dans leur luxe, mais si tu pousses un peu, tu découvres de Chott Mariem à Zarzis des bidonvilles de nouvelles facture.

Tu as de belles banques et de grands ministères, la belle municipalité de La Kasbah, mais va voir la municipalité de la rue d'Athènes aux escaliers défoncés et avec au plafond un ventilateur quatre hélices, décroché et prêt à te trancher la tête, une vraie écurie !

Va voir le rectorat de La Manouba où tu es obligé de remplir ta demande de contractuel à la fac sur un bout d'évier tâché de café, et tu t'étonnes que le jeune docteur en question reparte en courant.

Regarde avenue Bourguiba la relève des éboueurs à dix-neuf heures, devant les plus grands cafés, les camions-bennes crasseux de la voirie, l'éboueur qui jette les sacs par-dessus son épaule, les canettes de bière et les coulées de pizzerias tombant dans le caniveau.

À voir les égouts à ciel ouvert entre les restaurants de La Goulette et les plages pleines de sachets nylon, de tessons, de bouteilles en plastique et de couches-culottes, tu parles d'un civisme !

Les gens te vident leurs poubelles de leurs balcons, c'est plus pratique. Ils se garent au milieu de l'avenue juste pour une petite course : « attends un peu », et ils te passent devant dans les queues, kulna oukhayan, « on est tous frères ».

Et je ne te raconte pas les services négligés, les « taxistes » qui n'acceptent les courses qu'à leur convenance et comme on te vole au marché !!!

Quant aux vendeuses de supermarché, elles baillent et c'est tout juste si tu ne dois pas t'excuser de les réveiller. Quant à l'hygiène alimentaire, j'espère que tu as l'estomac bien accroché !

Il n'y a aucun professionnalisme ni même le sens du travail bien fait. Et quand ça t'arrive de les reconnaître, ce sont des vestiges de l'ancienne société, de nos traditions et de notre dignité.

Je te le dis, notre pays ne ressemble à rien, pourtant il continue à tourner. Si nous devons rentrer toi, moi, nous tous qui voulons le changer, c'est d'une main de fer, mais vertueuse et efficace qu'il faudra mettre à niveau l'État, son administration et notre société qui se ressemblent et ont l'air de vivre si bien ensemble.

Peut-être, après tout, que c'est leur façon de traverser le temps, entre un monde ancien qui s'éteint et un monde nouveau qui les met à son rythme, au grand galop.

En attendant, n'hez ch'lagti wa mallagti, et je retourne en courant à ma condition de résident-tunisien-à-l'étranger mis aux normes ISO 2004.

 

Mourad
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