Alternatives citoyennes Numéro 15 - 22 mars 2005
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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« L'islam » dit-on « est en crise ». Et le catholicisme ?
Tensions, tendances et tentations des religions - Un entretien avec Jean Fontaine

 

D ans ce petit entretien impromptu avec Jean Fontaine, Alternatives citoyennes n'a absolument pas la prétention d'épuiser un sujet aussi vaste et complexe que le cheminement historique des religions, parcouru de tensions, semé de tentations, porté à des tendances.

Mais face à un journalisme outre méditerranéen réducteur, provocateur et dangereux, faisant de « l'islam » sa bête noire, il s'agit aussi de reprendre la main et de donner la réplique, non pas dans un esprit sommairement revanchard, mais simplement de manière à montrer que toutes les religions se valent par ce que les hommes en font.

C'est d'ailleurs ce qu'analyse le philosophe Michel Onfray, esprit libre et lumineux mais à des années lumières de nos sociétés pour que nous puissions rendre compte de son Traité d'athéologie dans ces pages. Nous ne l'égratignons que sur une appréciation qui nous a semblé infondée et injuste.

Enfin c'est à Jean Fontaine, homme de lettres et d'humanités chrétiennes, animateur de la revue IBLA (Institut des belles lettres arabes à Tunis), esprit éclairé, tolérant et ami des Tunisiens, que nous confions nos interrogations.

La rédaction

 

Alternatives citoyennes : On célèbre cette année en France le centenaire de la loi Combes, c'est-à-dire de la loi sur la laïcité, portant donc séparation de l'Église et de l'État. Un siècle déjà, après plusieurs autres de tensions et déchirements, pour y aboutir. Que vous inspire un tel cheminement du point de vue qui est le vôtre, à notre avis celui d'un homme d'Église particulièrement éclairé, ouvert, tolérant et également grand connaisseur de l'islam et des sociétés musulmanes ? Notre question est d'ailleurs à mettre en rapport avec le mouvement propre de ces sociétés, difficile et contrarié, vers la laïcité.

Jean Fontaine : Les sociétés humaines marchent aujourd'hui à peu près dans la même direction : la démocratie libérale, le respect des droits de l'homme et l'égalité entre la femme et l'homme. Chacune selon son histoire et à son rythme. Cette aspiration ne peut se réaliser que dans la laïcité, c'est-à-dire en laissant à l'État son autonomie par rapport au religieux et en permettant à la liberté de conscience de s'exercer sur le plan individuel. Ainsi, la séparation de l'Église et de l'État peut être considérée comme non seulement l'aboutissement d'une longue évolution, mais aussi comme une chance. En effet, cette loi a permis d'établir davantage l'égalité entre tous les citoyens. Tout se tient. On ne peut vouloir les bénéfices d'une situation sans en accepter également les inconvénients. Parmi les conséquences, certains regrettent la diminution des biens de l'Église, alors qu'on peut y voir une invitation à vivre mieux le dépouillement qui fut celui de Jésus. Il donne aussi une plus grande liberté intérieure.

Quant au mouvement des sociétés musulmanes que vous avez évoqué, il est également inéluctable. Étant donné que le Coran a vu le jour plusieurs siècles après les évangiles, il n'y a pas lieu de s'étonner de constater que le mouvement des musulmans vers la laïcité soit un peu plus lent. Il est également ralenti du fait qu'ils vivent, massivement, dans des pays où ne règne pas la démocratie ni la liberté d'expression, qu'ils font partie pour la plupart des pays en voie de développement et donc relativement pauvres, enfin que la majorité d'entre eux est encore analphabète. Quand le Musulman mangera à sa faim, qu'il sera instruit et qu'il pourra s'exprimer comme il l'entend, il pourra assumer les exigences de la laïcité.

A. C. : Les commentateurs européens se complaisent à souligner « un islam en crise » ou « un islam totalitaire, fanatique, obscurantiste, etc. » En dehors de quelques vérités certes difficiles à reconnaître et admettre pour les musulmans - car il y a bien de la peine à vivre avec une mauvaise image de soi - ces critiques sont d'autant plus exaspérantes qu'il n'y a pas un islam, mais des islams ou, mieux, des croyants porteurs chacun à leur manière de leur islam. En somme, pour reprendre le titre d'un essai d'une sociologue maghrébine, « Monsieur Islam n'existe pas ». Pas plus que « Monsieur catholicisme » dirions-nous, bien que celui-ci soit incarné par le Pape. Ce dernier jette à nouveau le trouble avec un dernier ouvrage où il assimilerait l'avortement à l'Holocauste ! Déjà, quelques jours avant sa maladie, il a sévèrement sermonné des évêques espagnols qui se seraient laissé déborder par les nouvelles lois Zapatero - nous faisons référence à un assouplissement des règlements ou des moeurs ou usages sociaux en Espagne concernant l'avortement, le divorce, la tolérance du concubinage voire du mariage homosexuel etc. La société espagnole n'est plus ce quelle était, différente de la société du sud de l'Italie, elle se rapproche de la société française. Que peut une autorité religieuse contre une tendance des individus à reconquérir leur libre-arbitre particulièrement en ce qui concerne leurs choix intimes ?

J. F. : Pour ce qui concerne votre première remarque, peut-être vous braquez-vous sur les interventions qui vont uniquement dans ce sens. Sans prétendre être exhaustif, je remarque cependant que de très nombreuses publications vont dans un autre sens, celui d'essayer de comprendre, de respecter, d'estimer et enfin de manifester son amitié pour les islams, de manière à vivre avec les musulmans un certain compagnonnage dans la période que nous vivons aujourd'hui.

Le Pape est polonais. Cela se ressent dans un certain nombre de ses positions. Mais le Pape n'est pas le catholicisme, encore moins la chrétienté dont la moitié, orthodoxes et protestants, ne reconnaît pas son autorité. Même parmi les catholiques, nombreux sont ceux qui contestent certaines de ses positions. En les replaçant dans l'histoire, cela permet de les relativiser. Les croyants font partie des sociétés civiles. En conséquence, l'évolution de ces sociétés est aussi celle des croyants. De tout temps, il est reconnu, même au sein de l'Église catholique, que l'individu est tenu de suivre le témoignage de sa conscience, quitte à éclairer cette conscience. C'est ce que font, à juste titre, beaucoup de croyants.

Si les positions du Pape concernant les problèmes de morale peuvent susciter les réserves de ceux qui pensent que les comportements humains suivent nécessairement une évolution, en revanche, ses déclarations et ses gestes sur l'islam et les pays arabes ne souffrent aucune discussion. Ses visites à Ankara, Khartoum et Casablanca laissent des textes novateurs. Le nonce apostolique est resté à Bagdad pendant toute la première guerre du Golfe. Jamais le Pape n'a accepté d'aller à Jérusalem tant qu'elle serait occupée par les forces israéliennes.

A. C. : Même à l'intérieur de l'Église, ces mutations s'expriment de plus en plus. On pense bien sūr au grand débat autour du célibat des prêtres. Il semblerait aussi que le Vatican assouplisse sa règle concernant l'usage du préservatif dont l'interdiction apparaissait jusqu'ici presque criminelle, en tout cas malvenu, en ces temps de pandémie du Sida. À l'inverse, grâce à des fetouas obtenues des autorités musulmanes tunisiennes du temps de Bourguiba, préservatif et avortement (ce dernier dix ans avant la France) sont autorisés. Sur des questions comme la procréation médicale assistée (fécondation in vitro, insémination artificielle), la loi religieuse telle qu'elle guide les usages sociaux en Tunisie est beaucoup plus libérale que le dogme du Vatican. Il ne s'agit pas, dans notre esprit, d'introduire compétition ou hiérarchie, mais de pousser à la nuance contre toutes les contrevérités. Quel est votre avis sur cette approche ?

J. F. : Le célibat des prêtres est une question de discipline sans lien avec le dogme. Il a commencé à être imposé à partir du 11e siècle seulement. Au Moyen-Orient, dans les Églises catholiques arabes, le jeune qui souhaite devenir prêtre peut choisir entre rester célibataire ou se marier : il doit prendre sa décision avant son engagement définitif. Le Pape actuel ne veut pas entendre parler de changement. On attendra son successeur. De fait, dans de nombreux pays d'Amérique latine ou d'Afrique noire, les prêtres vivent déjà avec une compagne. Si j'en crois les enquêtes publiées dans les journaux, quand le Pape demande de ne pas employer le préservatif, seuls 7% des catholiques lui obéissent. Bourguiba a renvoyé le Mufti qui n'approuvait pas son Code de statut personnel, pensez-vous qu'il aurait changé sa politique démographique si les fetouas n'étaient pas allées dans ce sens ?

A. C. : Il y a des mensonges et des contrevérités qui s'énoncent en Europe, en France par exemple, et le fait que ces falsifications sont proférées par de grands esprits philosophiques, beaux parleurs dans leur casuistique et censés détenir la quintessence de la rationalité, impose silence à l'auditoire ou au lectorat (quand il s'agit d'interview), surtout quand en face le journaliste interviewer est ignorant ou plus ou moins complice. Nous vous soumettons deux exemples. Ainsi dans le journal Le Point (dont le directeur Claude Imbert, récemment à Tunis, écrit sa phobie de l'islam), Michel Onfray déclare que le judaïsme qui se construit nationalement sur les terres des ancêtres est moins politiquement dangereux que le catholicisme ou l'islam, expansionnistes (croisade, jihad). Ainsi également dans Réalités, Alain Finkielkraut (lui-même à Tunis en même temps que son ami Imbert) déclare à Zyed Krichène (qui ne lui rabat pas son caquet) que les chrétiens de Palestine sont persécutés par l'Autorité palestinienne. Qu'est-ce donc que le sionisme et n'est-ce pas l'intégrisme juif qui inspire le rêve d'un grand Israël ? Quant à Finkielkraut, le pauvre que n'admirent plus que quelques snobs désinformés du Sud, ne ferait-il pas mieux de se renseigner auprès de l'évêque de Palestine ? Vous-même aviez, dans un excellent article, démonté la mythologie du grand Israël, n'est-ce pas ?

J. F. : Vos questions ici sont des affirmations déguisées par un point d'interrogation rhétorique. Sincèrement, je ne vois pas très bien ce que vous attendez de moi : un commentaire ? un soutien à votre point de vue ?

A. C. : C'est cela, mais poursuivons... L'Église catholique n'est pas à l'abri de dérives discriminatoires. Pie XII au moment du nazisme, et récemment des évêques du Rwanda, ont fermé les yeux sur des génocides racistes ; à l'inverse, les « évêques rouges » d'Amérique latine portent le combat des indiens sans terre... Et Khomeiny, au nom de l'islam, a conduit à une Irano nox dont les réformateurs iraniens ont bien du mal à sortir. Ne peut-on conclure de ces quelques exemples que les religions ne valent que par ce que les hommes en font, et que seule la laïcité peut garantir « à chacun sa spiritualité » ?

J. F. : Seule la foi est un don de Dieu. La religion est une fabrication humaine. Les croyants trouvent toujours des meneurs qui veulent organiser l'expression de la foi. Il est vrai, concrètement, que dans un lieu de culte il vaut mieux que tous les fidèles manifestent un minimum de cohésion. Sinon, c'est la cacophonie complète. Dans le concert des religions, les monothéismes méditerranéens ont eu la mauvaise idée de se prendre chacun pour l'unique voie du salut. D'où, forcément, des affrontements. Si vous croyez avoir la vérité absolue, il n'y a pas de place pour l'autre. Dieu ne peut s'exprimer totalement dans un livre, ce dernier eut-il la réputation d'être révélé. Donc, chacune des communautés religieuses garde une parcelle de la Vérité qui est Dieu. Les religions sont historiques et relatives. Jusqu'à présent, elles ont montré des dispositions belliqueuses. Ajoutez à cela la manipulation de la religion par tous les pouvoirs à des fins politiques. L'exemple le plus significatif me semble être celui de l'Irlande. Or, aucun texte dit révélé n'accorde au pouvoir une mainmise sur la religion. Au contraire, tous les prophètes ont défendu l'honneur de Dieu. Les dirigeants se sont empressés de l'oublier. Un certain courage est parfois nécessaire pour le leur rappeler.

A. C. : Une dernière question pour l'Histoire. Le Pape est, semble-t-il, au bout de sa route. Sa disparition sera vécue comme un traumatisme par des millions de croyants qui le vénèrent et s'emplissent de sa parole. Hors d'elle, point de vérité. Au 21e siècle, cette confusion d'une communauté de croyants avec son guide spirituel ne dit-elle pas que le chemin est encore long vers la laïcité, même dans le monde chrétien ?

J. F. : Votre généralisation me paraît hâtive. Beaucoup de catholiques ne pensent plus qu'hors de la parole du Pape, il n'y a point de vérité. Il est possible de citer, dans chaque pays et dans chaque langue, des groupes ayant leur moyen d'expression, qui relativisent l'infaillibilité du Pape. Nombreux sont les militants du libre examen. Le clivage est moins aujourd'hui entre les fidèles des différentes dénominations religieuses qu'entre ceux qui ne veulent pas bouger, à quelque religion qu'ils appartiennent, et ceux qui pensent que la vie est dans le mouvement et que Dieu est devant nous. Pour ce qui concerne les catholiques à propos desquels vous m'interrogez, ils redécouvrent que Jésus est venu les libérer de tous les carcans. Ils militent pour une plus grande collégialité, pour le respect des différences culturelles dans la liturgie, pour la recherche scientifique dans le domaine de la croyance. Ils savent que l'Église, ce sont eux, les fidèles de la base, et que la hiérarchie n'est rien sans eux.

 

Entretien conduit par la rédaction
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