Alternatives citoyennes Numéro 2 - 31 mai 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Première télé de l'opposant Mohamed Charfi : démocratiquement correct, mais...

 

Depuis le 20 mars (date de publication du Manifeste) Mohamed Charfi est l'objet d'attaques violentes, vulgaires ou vicieuses, avec, depuis sa prestation sur Moustaqilla, une récidive bête et méchante. Est-ce donc qu'il représente un concurrent sérieux pour le pouvoir ou les autres ? Ce commentaire ne procède pas de la même hostilité : il est, en toute indépendance, mitigé et critique. Il manifeste aussi l'attente que Mohamed Charfi aille plus loin et qu'il soit plus net.

 

Dans un pays où les organes d'information publics demeurent dans la propriété sans partage du régime et où les médias privés n'osent pas enfreindre l'ostracisme jeté par le pouvoir sur certaines personnalités, interdites de parution, un homme politique a-t-il le choix du support où il peut faire passer son message ? Ou faut-il qu'il se résolve à quelque complaisance, sinon compromission ? To be or not to be à la télé, tel est le dilemme shakespearien de quelques figures tunisiennes de la société civile, soucieuses de visibilité, pour ne pas dire du paraître. Voici donc qu'elles se succèdent à la tribune de la chaîne Moustaqilla (l'Indépendante), dont nul ne saurait dire vraiment si elle est bien-nommée.

Car le tenancier de cette chaîne, Hachemi Hamdi, ancien militant de l'ex-MTI (reconverti en Ennahda), qui purgea quelques années de prison pour appartenance à l'organisation islamiste, est connu en Tunisie pour une trajectoire à surprenants rebondissements. L'année dernière, à la même époque, il se donna en spectacle sur El Jazira en Monsieur bons offices du président Ben Ali, au grand étonnement de hauts responsables tunisiens eux-mêmes, qui se demandaient si le véritable Premier ministre n'était pas cette éminence très grise qui prétendait avoir l'oreille du président et se disait mandaté par lui.

Aujourd'hui, Hachemi Hamdi se proposerait d'expliquer pourquoi il aurait pris ses distances par rapport au Chef de l'État tunisien, à un tel point qu'il finit par réduire la télévision, qu'il rêvait de promouvoir (grâce aux subsides du régime tunisien, dit-on), à une émission de quelques heures sur une chaîne orientale, Kurde, affirme-t-on.

En fait, ceux qui se sont produits depuis sur Moustaqilla n'ont cure de savoir qui la finance et quel jeu, au juste, joue Hachemi Hamdi. L'essentiel pour Me Mokhtar Trifi, Slah Jourchi et Khemaïes Ksila (respectivement président, vice-président et secrétaire général de la LTDH), Tawfik Ben Brik, Mohamed Charfi et la semaine prochaine Khemaïes Chamari, est de faire entendre leur voix. À qui ?

Car c'est une chaîne dont la fréquence est difficile à saisir et dont l'audience reste très restreinte, mais l'info ne se fait-elle pas davantage aujourd'hui par l'amplification de bouche à oreille ? Enfin, tout de même, quelques élus auront capté l'interview de Mohamed Charfi le 27 mai.

Photo Mohamed CharfiDe l'avis général, Mohamed Charfi fut bon, en ancien ministre qui eut quelques années l'expérience de la télévision, durant son passage gouvernemental, dont il eut, du reste, à se justifier. Mohamed Charfi dit alors tout le bien qu'il pensait, à ce moment-là (et pense encore) de la déclaration du 7 novembre. Entré au gouvernement pour une mission éducative, il la mena avec le talent et l'efficacité qu'il faut bien lui reconnaître, mais avec une telle suite dans les idées et un tel souci d'homme d'ordre qu'aujourd'hui même il n'a aucun regret de ce qu'il advint alors : une grave répression de la jeunesse estudiantine et lycéenne dont il assume la coresponsabilité. On attendait de lui des remords, mais arrache-t-on la moindre compassion posthume à un des profils de l'appareil d'État ? Comprenne qui voudra...

Pour le reste, Mohamed Charfi fut quand même démocratiquement correct. N'est-ce pas le moins que puisse faire un ancien président de la LTDH de dénoncer, fût-ce avec quelque retard, l'ensemble des atteintes aux libertés publiques et aux droits de l'homme, avec un petit clin d'oeil, au passage, pour les féministes qui ont toujours eu plutôt de la sympathie pour lui. Il déplore la mise à mal des institutions de l'État dont la privatisation, explicitée dans le Manifeste (dont il est un des co-auteurs) comme la personnalisation de la chose publique, se réduit désormais (sur Moustaqilla), à l'appropriation de la gestion des affaires de la cité par le parti quasi-unique.

Affable, Mohamed Charfi arrondit les angles avec de la compréhension pour le POCT et Ennahda (lesquels ont droit à une existence politique), distinguant au sein du pouvoir les faucons des supposées colombes et insistant sur les bonnes relations qu'il entretint avec la président Ben Ali jusqu'à sa démission en 1994. Hélas, la participation à une gouvernance sinistre à partir de 1990 n'est pas qu'une affaire de civilités !

Par quelle porte Mohamed Charfi est-il réellement sorti de sa trajectoire gouvernementale, lui qui invite le président Ben Ali, entré, selon lui, par la grande porte dans l'Histoire (au même titre que Bourguiba, compare-t-il) à en sortir par une aussi noble issue (à l'inverse du Combattant suprême).

Voilà que Mohamed Charfi, intransigeant pourtant sur la question de l'alternance constitutionnelle, en rajoute : passe encore qu'il évoque Abdou Diouf, mais fallait-il qu'il mêle Nelson Mandela à cette sauce tuniso-7 novembriste ? Sans doute serons-nous nombreux à garder notre sympathie pour Mohamed Charfi, démocrate de bon aloi et homme conséquent et surtout intègre, ayant un discours clair sur la corruption. Qu'il se donne à l'évidence pour un libéral, lui qui voit en rose notre économie et la condition des travailleurs, c'est son droit, mais c'est un choix où nous aurons du mal à le suivre en cette mondialisation impitoyable, où lui-même semble plus soucieux du devenir de nos entrepreneurs. Car le dossier social, visiblement, ce n'est pas son truc.

Enfin, il prend date résolument pour la laïcité, en tout cas pour une gestion séparée du politique et du religieux, prolongeant ainsi, dans une modernité plus assurée, le bourguibisme. Mohamed Charfi ne serait-il finalement qu'un destourien nouvelle mouture qui, à un prochain 7 novembre, restaurerait une idéologie fondatrice de l'État tunisien au prix de quelques amendements, inspirés par la société civile ?

Mohamed Charfi se défend d'un sourire, lorsqu'on évoque à Moustaqilla son avenir de premier ministrable ou même de présidentiable. Mais ce sourire fait-il aussi partie de sa politique ? Déçus en partie, ses amis diront qu'ils attendaient un intellectuel et qu'il n'ont vu qu'un politicien. À ce titre-là, en tout cas, Mohamed Charfi joue désormais en première division.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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