Alternatives citoyennes Numéro 7 - 18 février 2002
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Bush-Ben Laden : notre cause et la leur

 

Dans le cadre de nos échanges avec Attariq Aljadid, nous avons sélectionné dans le numéro 3 de cette revue une libre opinion de notre ami et collaborateur Salah Zeghidi, membre du CD de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme, militant depuis plusieurs décennies de tous les combats de la société civile tunisienne et particulièrement du mouvement syndical, également engagé pour la défense de toutes les valeurs de liberté, dignité, égalité, contre toutes les discriminations de sexe, de confession, de culture. Cette intervention publiée dans Attariq Aljadid emporte pour l'essentiel l'adhésion, la notre en tout cas, avec cette seule nuance : que l'arrogance des américains dénoncée même par leurs alliés comme « un simplisme dangereux », un « unilatéralisme » d'un modèle hégémonique de développement et d'une démocratie pour eux-mêmes écrasant sous la botte les autres - en encourageant en particulier le saccage de la Palestine - bref, l'impérialisme de cette puissance sans contre-pouvoir sollicite notre mobilisation et notre opposition, de toute la force de nos convictions précisément pour mieux résister à ce que cet impérialisme produit : le fanatisme et la régression dénoncées par Salah Zeghidi.

La rédaction

 

Quand les canons tonnent, quand la haine s'éveille, quand on prétend que ce sont les civilisations qui s'entrechoquent, quand le fanatisme s'installe et s'aiguise, la lecture s'embrouille et alors, alors : la raison vacille, les principes cèdent et les solidarités se disloquent, au profit de solidarités bizarres, contre-nature... On perd alors le Nord, en croyant gagner le Sud, alors que l'on perd en fait tout, c'est à dire ses repères. Pour nous, formés à l'école marxiste, viscéralement internationalistes (on préfère aujourd'hui dire universaliste, ce qui est assez différent), profondément attachés à la laïcité, extrêmement distants et méfiants à l'égard de toute idéologie nationaliste, les évènements des derniers mois et les diverses réactions qu'ils suscitent, dans les pays du Nord comme ceux du Sud, nous perturbent et nous dérangent. Mais dans la tourmente, il faut que nous, militants de la gauche anti-capitaliste, laïque et démocratique, ne cédions pas à la furia pour ne pas dire à l'hystérie. D'abord parce que l'hystérie obstrue tout, permet tous les amalgames, toutes les compromissions, toutes les dérives et tous les reniements. Ensuite, parce que lorsque l'hystérie tombe et que revient la raison, c'est aux vrais repères que l'on retourne, c'est aux vraies constantes que l'on se réfère de nouveau.

Alors, de grâce, ne perdons pas nous aussi la boussole et disons, répétons sans nous lasser, nonobstant les regards torves, ceux de la haine retenue ou pas, ceux de la terreur du groupe, de la tribu ou de la « oumma », oumma ceci ou oumma cela, répétons ce qui doit être dit, même si ce qui est évident pour nous n'est pas évident pour beaucoup d'autres.

Disons donc très fort, parce que nous le disons depuis très longtemps et nous étions souvent les seuls à le dire, à le crier et à payer pour l'avoir crié : oui, la guerre, l'agression, l'expansion, la violation du droit des peuples, tout cela c'est l'impérialisme, c'est -à-dire le capitalisme qui porte ces maux comme les nuages portent la pluie. Oui, et depuis la deuxième guerre mondiale, et encore plus depuis la fin des années 80, les États-Unis sont le gendarme impérialiste du monde... Ce sont les États-Unis qui imposent depuis 40 ans un blocus impitoyable contre le peuple cubain, après avoir tenté un an auparavant, par une agression mise en déroute à la Baie des Cochons, de renverser le pouvoir castriste. Ce sont eux qui ont occupé, entre 1965 et 1975, le Vietnam en y envoyant 500 000 soldats (oui, 500 000 !) et des centaines de bombardiers... Oui, ce sont eux qui ont agressé la République Dominicaine, le Panama...

Ceux qui découvrent aujourd'hui l'agressivité américaine ont donc du retard. C'est leur problème. Mais qu'ils ne viennent pas avec plusieurs décennies de retard donner des leçons, avant de devenir ou de redevenir peut-être demain les alliés de l'impérialisme américain.

Disons également très fort que « la mondialisation » telle que théorisée par Fukuyama, et dont tout le monde parle, le plus souvent pour s'en plaindre, n'est ni une fatalité, ni une volonté de je ne sais quelle divinité. La mondialisation, c'est la dimension géographique, planétaire, d'un système social qui s'appelle le capitalisme et qui a ses règles, ses valeurs, celles du profit, de l'exploitation du travail et des travailleurs, celles de l'inégalité, entre les classes et entre les peuples, des valeurs fondées sur la fortune, sur l'argent, sur la puissance financière. Que ceux qui rejettent la mondialisation prennent conscience que c'est le capitalisme qui est mondialisé et non pas autre chose.

Disons, toujours très fort, qu'il n'y a pas lieu de confondre les États et les peuples. Notre hostilité à l'égard de l'impérialisme des États-Unis ne s'étend pas au peuple américain, le peuple de Hemingway, de Steinbeck, de Martin Luther King et de bien d'autres... Il n'y a pas pire stupidité que de haïr les citoyens américains sous prétexte que nous rejetons la politique du gouvernement américain.

Le B52 qui a bombardé Bagdad, puis Belgrade, puis Kandahar, est l'instrument militaire d'une politique élaborée et décidée par les dirigeants des États-Unis. C'est cette politique qu'il s'agit pour nous de combattre, et non le simple citoyen américain. Disons, crions aussi fort que cela est possible, qu'il est inadmissible de prendre en otage des civils américains ou autres et de décider à leur place que la vie pour eux est terminée. C'est cela le terrorisme, et il est absolument inacceptable... Un combattant combat ses adversaires. Sa cible, c'est son adversaire. Les attaques du 11 septembre sont scandaleuses. Ceux qui les ont organisées et exécutées sont des monstres, et ceci quelle que soit leur nationalité, quelle que soit leur religion ou leur race. Une monstruosité perpétrée par Israël en Palestine ne justifie pas une autre monstruosité. Le sionisme est monstrueux, il faut le combattre, ce qui signifie refuser toutes les exactions et tous les crimes dont il a été capable. On ne combat pas les monstruosités impérialistes ou sionistes en les « clônant ».

Rappelons à tous et à toutes que le terrorisme (qui n'a rien à voir avec la lutte politique, y compris la lutte armée, soit contre la colonisation ou l'occupation, soit contre les pouvoirs fascistes) n'a pas de nationalité, encore moins de religion ou de Dieu. L'ETA (basque), l'IRA (irlandaise) sont des organisations de type terroriste. Dira-t-on que le terrorisme est catholique ? Bien sûr que non, cela n'a rien à voir. L'écrasante majorité des chrétiens dénonce avec force le terrorisme de l'ETA ou de l'IRA... L'Islam n'est pas plus terroriste que le Christianisme ou le Judaïsme ou le Bouddhisme. L'ETA ne représente en rien les catholiques basques et eux ne se reconnaissent pas dans l'ETA. Il en est de même pour l'IRA. Le terrorisme de la bande à Ben Laden ou des Taliban ne représente pas les musulmans. Ce que l'on peut avancer, c'est peut-être que la religion, quelle qu'elle soit, lorsqu'elle se transforme en instrument ou en expression politiques, devient dangereuse et peut donner lieu à toutes les dérives, y compris la dérive terroriste. Les religions qui toutes, datent de plusieurs siècles, n'enseignent pas particulièrement le débat, la contradiction, la pensée libre, le respect de l'individu et de son autonomie par rapport au groupe, à la tribu ou à la nation, qui constituent des valeurs qui se sont imposées au cours des deux derniers siècles, et encore. Lorsque l'Islam est transformé en un projet politique porté par un groupement ou un parti politique, le danger pour la liberté, pour les libertés, n'est pas loin. Mais il en est de même pour les autres religions. La rigueur religieuse aux États-Unis a donné l'organisation secrète le Ku-Kux-Klan (KKK). Le dogmatisme religieux a donné en Israël les groupements terroristes du Rabbin Kahane, et l'assassin de Rabin... Rappelons donc toujours et constamment que lorsque la religion est instrumentalisée politiquement et se présente comme une référence pour la gestion politique de la cité, bref comme un projet politique, alors oui, tout est à craindre : la violence religieuse, la terreur religieuse, le despotisme clérical, avec - mais même sans - clergé... Oui, la laïcité, la sécularisation si l'on préfère, est la meilleure des garanties et la meilleure des réponses.

Ne nous taisons pas : il est stupide de vouloir exiger des gens, des « musulmans », de choisir entre Bush et Ben Laden. Cela fait de la peine de voir des gens, notamment des jeunes, regarder avec admiration un personnage comme Ben Laden. Elle est décidément décevante, cette fin du vingtième et ce début du vingt-et-unième siècles. Les générations précédentes (durant près de 30 ans) ont vénéré Che Guevara, un intellectuel militant, marxiste, tiers- mondiste, anti-impérialiste, guérillero se battant avec les paysans, les ouvriers et les étudiants, à Cuba d'abord, en Bolivie ensuite... Qu'aujourd'hui, un personnage comme Ben Laden suscite l'admiration, cela signifie bien la dégradation que vit notre monde. Alors, disons-le très clairement : Bush et Ben Laden même combat ! Nous rejetons la politique impérialiste de Bush et nous n'avons rien de commun avec Ben Laden et ses semblables, Taliban afghans, ou autres. Quand un soldat américain trouve la mort à Mazar-i-Charif, nous ne versons pas une larme. Quand un combattant de la Qaïda de Ben Laden, « afghan arabe » et musulman trouve la mort à Kandahar, nous ne versons pas une larme. Tous les deux, le soldat de Bush et le combattant arabo-musulman de Ben Laden nous sont totalement étrangers, étrangers à la cause qui est la nôtre, aux valeurs que nous portons et que nous prônons, à la vision du monde qui nous habite et au monde dont nous rêvons et pour lequel nous nous battons depuis un certain nombre d'années.

 

Salah Zeghidi
Syndicaliste. Tunis.
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